Oct. Nov. – Synodalité

Mois d’octobre et de novembre

Ouvrons cette nouvelle année en synodalité

synode-pentecoteLettre de Pentecôte de Dom Mauro-Giuseppe Lepori, Abbé Général OCist. «Synodalité de communion»
(conférence précédemment donnée lors du Chapitre Général de l’OCSO en février 2022)

Chers frères et sœurs, en visite au Chapitre Général de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance, le 10 février dernier, en la fête de Sainte Scholastique, à la veille de l’élection de leur nouvel Abbé général, j’ai donné une conférence sur la synodalité qui a provoqué un bon dialogue tant dans l’assemblée qu’après. Je l’ai ensuite proposé à des Chapitres de Congrégation, et je me suis rendu compte qu’il serait utile pour l’ensemble de l’Ordre de la connaître, également pour nous préparer à notre Chapitre Général d’octobre prochain. C’est pourquoi j’ai pensé vous envoyer cette conférence comme une lettre de Pentecôte, également parce que la synodalité est peut-être l’un des principaux dons que l’Esprit Saint a fait à l’Église depuis ses origines. Aujourd’hui, le pape François nous invite à redécouvrir la nature synodale de l’Église comme une Pentecôte renouvelée au service de la nouvelle évangélisation de notre monde blessé et assoiffé de salut et de paix. Rejoignons-le, ainsi que tout le peuple de Dieu, dans ce désir et cet engagement, et prions pour que l’Esprit Paraclet fasse de nous, comme Marie et les apôtres, d’humbles serviteurs et de fidèles amis du Christ Rédempteur. Sainte Pentecôte à tous !

Le réveil de la synodalité

Depuis que le pape François a lancé le parcours synodal, en rappelant que la synodalité fait partie de la nature de l’Église, je suis de plus en plus conscient de combien notre charisme bénédictin-cistercien est marqué par la synodalité ecclésiale. Nous savons combien la Charte de Charité est un chef-d’œuvre de la conscience synodale de notre famille monastique, et combien la Règle de saint Benoît a inspiré cette conscience et cette expérience synodales chez nos premiers Pères. Je me rends compte que cette conscience et cette expérience auxquelles l’Église, 60 ans après le Concile, semble s’éveiller, provoquent en nous un éveil de la conscience et de l’expérience de notre charisme. Dans le concret de nos réunions capitulaires ou autres, dans la collaboration 2 entre nos Ordres et dans la Famille Cistercienne, ou plus largement dans la recherche de solutions aux problèmes et aux fragilités de nos communautés, par exemple dans les Visites régulières, nous nous rendons compte qu’aucune solution ne peut donner de l’espérance si elle ne marque pas le début d’un « chemin ensemble », d’un parcours synodal, dans lequel nous trouvons unité et énergie à la suite du Christ, « le Chemin, la Vérité et la Vie » qui nous appelle à le suivre avec amour et confiance.

« Thomas lui dit : “Seigneur, nous ne savons pas où tu vas. Comment pourrions-nous savoir le chemin ?” Jésus lui répond : “Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie” » (Jn 14, 5-6).

Nous aussi, nous nous demandons toujours : « Comment pouvons-nous connaître le chemin », le chemin que nous devons parcourir aujourd’hui, peut-être dans la nuit ou dans le brouillard, peut-être après que les routes battues depuis si longtemps, qui nous rassuraient, se soient révélées impraticables, trop raides pour nos forces, trop glissantes à cause de la boue dont tant de nos erreurs ou de nos infidélités les ont recouvertes. Tant de ponts se sont effondrés, tant de tunnels se sont remplis de débris, tant de sentiers sont devenus trop dangereux pour être empruntés. Face à tout cela, la réponse du Christ à Thomas, le disciple désorienté, résonne clairement : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ». Et il ajoute : « Personne ne va vers le Père sans passer par moi » (Jn 14,6).

Thomas, comme nous, doit comprendre qu’il ne trouvera pas de solution à sa perte d’orientation par la découverte d’un nouveau chemin praticable et sûr qui pourrait s’ouvrir devant lui par miracle, mais par une Personne présente qui dit avec certitude : « Moi, je suis le chemin ! » Tout à coup, Thomas et les autres apôtres se rendent compte qu’ils cherchaient le chemin en scrutant l’horizon, le futur, l’espace et le temps cachés par l’obscurité et le brouillard, alors qu’en fait il était juste devant eux, là avec eux, assis à la table avec eux. Ils ont saisi, mais pour l’instant sans trop le comprendre, que la route était un chemin avec le Christ, un voyage qui ne commençait pas d’abord par la construction de routes, de ponts, de tunnels, de chemins de montagne ou de pistes dans le désert, mais en s’asseyant, comme Marie de Béthanie, à la table de la communion avec Jésus et, par Lui, de la communion avec le Père, dans l’Esprit Saint.

La synodalité commence et se nourrit dans la communion et reste vraie et fructueuse, reste chrétienne si le chemin qu’elle implique demeure constamment un chemin avec le Christ et avec nos frères et sœurs dans le Christ.

Allez ! Je suis avec vous.

Je me suis rendu compte récemment que la dernière scène de l’Évangile de Matthieu décrit le début du parcours synodal de l’Église avec tous les éléments pour le vivre. « Les onze disciples s’en allèrent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre. Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais certains eurent des doutes. Jésus s’approcha d’eux et leur adressa ces paroles : “Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde.” » (Mt 28,16- 20)

Jésus envoie ses disciples en mission vers toutes les nations et jusqu’au bout du monde avec la tâche de répandre la communion trinitaire dans toute l’humanité, en baptisant tous les hommes au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Il leur assure qu’il restera avec eux, c’est-à-dire en communion avec eux, chaque jour et pour toujours. Cela crée immédiatement une caractéristique incontournable de la mission chrétienne : elle ne peut avoir lieu que dans la communion des disciples entre eux. Jésus dit en effet « Allez ! » : c’est une mission déclinée au pluriel, que nous devons toujours vivre comme un « nous » ecclésial qui transmet le grand « NOUS » des trois Personnes de la Trinité.

Même pendant sa vie terrestre, Jésus n’a jamais envoyé un disciple seul en mission, mais toujours au moins deux. Il me semble que la seule fois où il a laissé un disciple partir seul, c’est lorsqu’il a dit à Judas, après lui avoir donné la bouchée : « Ce que tu fais, faisle vite » (Jn 13,27). Les autres pensaient que Judas avait reçu de Jésus une mission à remplir, mais c’est plutôt Satan qui venait d’entrer en lui, qui l’a poussé, qui a mu ses pas, qui l’a envoyé seul trahir la mission du Christ.

Ce n’est pas seulement pour une question pratique, de soutien mutuel, que le Christ envoie ses disciples deux par deux. En effet, lorsqu’il les envoie, il leur donne le pouvoir de guérir les malades, de chasser les démons, de ressusciter les morts, de survivre aux empoisonnements, etc. Si quelqu’un a tous ces pouvoirs, même s’il est seul, il devrait être invincible. Quel besoin aurait-il d’un soutien fraternel ? En réalité, Jésus veut que la mission des disciples témoigne d’une force dans la faiblesse : « Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups » (Lc 10,3), et il ajoute ensuite qu’ils ne doivent pas prendre avec eux de l’argent, ni des réserves, ni d’objets utiles à la mission. Pourtant, il venait de dire que les ouvriers sont peu nombreux (cf. Lc 10,2). Mais au lieu de leur fournir des défenses, des armures, de leur permettre de former une petite armée pour défendre leur sécurité, il les envoie sans armes, sans protection, sans moyens, les exposant au martyre.

La substance de la mission

Tout cela met en évidence l’importance de la seule chose que Jésus permet de porter avec soi dans la mission : l’amour fraternel, l’amitié, l’attention mutuelle, bref, la communion. Les disciples n’en ont pas besoin pour être forts ou pour résoudre les difficultés du chemin, mais précisément pour évangéliser non seulement en parlant de l’événement du Christ, mais en le transmettant, en en transmettant l’expérience, et une expérience actuelle, pas seulement une expérience du passé, ou peut-être une expérience promise pour l’avenir. La communion fraternelle dans le Christ est la substance de la mission, de toute la mission de l’Église, même de la mission des monastères. La communion est la raison, la méthode et le but ; l’origine, le sens et la finalité de la mission de l’Église. Immédiatement après que Judas eut quitté le Cénacle, Jésus en a parlé aux apôtres qui restaient : « Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » (Jn 13,34-35)

La communion, c’est l’amour mutuel, s’aimer les uns les autres. C’est la flamme de l’amour que Jésus a allumé chez ses disciples, qu’il a allumé dans l’Église en nous aimant jusqu’au bout, en nous lavant les pieds, en nous parlant du Père et en restant vraiment présent parmi nous.

L’indissolubilité entre communion et mission est exprimée par deux paroles similaires du Christ qui se reflètent comme deux pans au milieu desquels se déroule tout le mystère pascal de la mort et de la résurrection du Seigneur : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. » (Jn 15, 9)

«“La paix soit avec vous ! De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie.” Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et il leur dit : “Recevez l’Esprit Saint”. » (Jn 20, 21- 22)

La communion est cet amour trinitaire entre le Père et le Fils dans le don de l’Esprit qui est rayonnant par nature. La communion communique. La communion est par nature une communication. Et la mission est la communication de la communion. Sans communion, il n’y a pas de mission. La communion est la substance de la mission. La communion seule est donc le sujet de la mission. Dans le sens où, s’il n’y a pas une expérience de communion, une réalité de communion, c’est-à-dire une communauté, ne serait-ce qu’entre deux personnes, un être ensemble, un « nous », s’il n’y a pas cela, la mission deviendrait comme la lumière de ces étoiles éteintes depuis des millions d’années et qui nous parvient seulement maintenant. Nous nous tromperions sur l’existence de ces étoiles. En réalité, cette lumière n’a plus de source, elle n’a plus de substance, il n’y a plus de sujet qui la rayonne.

Mourir à soi-même pour vivre en communion

Allez… Baptisez… Enseignez… « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,19-20). Il faut que le Christ reste toujours avec nous en nous aimant comme le Père l’aime pour nourrir la communion fraternelle à étendre à tous les peuples,

J’ai l’impression que la grande crise de la mission de l’Église, à tous les niveaux, même dans nos Ordres monastiques, n’est pas tant une crise de l’engagement missionnaire, mais précisément une crise de la communion, du vécu de la communion du Christ. Et nous risquons de gaspiller la grâce de ce temps si nous ne comprenons pas ce qu’est la conversion à la communion que nous demande la synodalité pour être fructueux en tant que mission. En d’autres termes, j’ai l’impression qu’en vivant la mission de l’Église, à tous les niveaux, ce n’est pas tant la mission elle-même qui fait peur, mais la communion. Pourquoi ? Parce que pour vivre la communion, plus qu’une décision extérieure, plus qu’un engagement extérieur, il nous est demandé une conversion intérieure, il nous est demandé de vivre un processus qui nous change en profondeur. Même la mission exige certainement une décision intérieure, elle exige la charité, elle exige le sacrifice, la capacité d’annoncer, de témoigner jusqu’au martyre. Mais c’est surtout la communion qui appelle une conversion profonde de soi, un passage de nature pascale, une entrée dans la vie qui passe par une mort. Parce que la communion 5 demande un passage du « je » au « nous », un passage dans lequel le « je » doit mourir pour ressusciter.

On ne devient pas « nous » par simple addition, mais par une transformation pascale. Le « je » ne devient pas un « nous » simplement en ajoutant d’autres « je » à mon « je », comme on ajoute d’autres pièces de monnaie à celle que je possède. En effet, Jésus a choisi la parabole du grain de blé pour expliquer comment on passe du « je » au « nous » : « Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie la perd ; qui s’en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle. » (Jn 12,24-25)

Jésus nous rappelle que la fécondité consiste à « ne pas rester seul », à devenir un « nous ». On n’est pas fécond si on est fort, beau, intelligent, nombreux. Nous sommes féconds si nous vivons la communion. Celui qui pense aimer sa vie en aimant son propre individualisme, son propre confort, son propre gain, son propre intérêt, sa propre gloire, celui-là perd sa vie. C’est pourquoi Jésus nous appelle littéralement à « haïr », non pas tant la vie, mais l’image fausse, égocentrique et autonome de la vie que nous portons en nous à cause du péché.

La communion fait peur car elle implique la mort de soi. Lorsque Jean écrit dans sa première lettre : « Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » (1 Jn 3,14), en réalité il nous fait comprendre que pour que l’amour fraternel nous fasse passer de la mort à la vie, il est nécessaire de mourir à la fausse vie qui consiste à s’aimer soi-même.

Les degrés de la résurrection

Comment s’opère cette renaissance à une communion qui rayonne la présence et l’amour du Christ ?

Plus je médite la Règle de saint Benoît, plus je réalise qu’elle nous propose un processus de conversion à la communion du Christ. Toute la Règle propose et repropose des étapes pour grandir dans la vie de communion pour passer, à travers la mort de notre faux « moi » isolé, à la vie pascale du « moi » dans le « nous » ecclésial.

Il me semble alors utile, au service du Chapitre Général et de nos choix et décisions, de méditer ensemble le bref mais intense chapitre 3 de la Règle, car il décrit précisément une méthode de synodalité et de discernement dans la communion.

Il traite de la convocation des frères en conseil. Le verbe utilisé parle précisément de « convocation », et pour cette raison il rappelle le sens originel du terme « Ekklesia », tel qu’il était utilisé dans l’ancienne Grèce, qui désignait l’assemblée populaire dans laquelle les questions d’intérêt général étaient discutées et décidées, et à laquelle participaient tous les citoyens en pleine possession de leurs droits et avec le droit de parole et de vote.

L’étymologie du mot, comme vous le savez, est basée sur le verbe kaleo, appeler, inviter, convoquer, précédé de ek, c’est-à-dire : de, hors. Il donne l’idée d’une convocation par élection, d’une assemblée à laquelle on est appelé par appel personnel, par choix ou de droit, comme l’était l’assemblée des citoyens dans l’ancienne Grèce.

Les chrétiens se sont appropriés ce terme pour désigner la communauté des croyants dans le Christ, le nouveau peuple d’Israël, convoqué pour se réunir en assemblée de communion, tant liturgique que sacramentelle, et de discernement, au service des décisions sur lesquelles on s’accorde pour continuer à marcher ensemble à la suite du Christ, le grand et bon Pasteur de nos âmes.

Lorsqu’une communauté particulière, de moines ou de moniales, ou une communauté de communautés comme le sont nos Ordres, se rassemble, elle doit donc renouveler sa conscience d’être Église, d’être une assemblée de personnes appelées par Dieu à vivre la communion dans le Christ et à l’exprimer comme une mission dans le temps présent, en s’adaptant aux circonstances, en lisant les signes des temps. L’abbé, le supérieur, a la responsabilité d’être le premier à s’en souvenir et à aider les frères à exercer une véritable synodalité de communion.

Comme je le disais, cela exige une conversion, une mort à soi-même, parce que c’est surtout de cette manière que le supérieur et les frères sont appelés à passer du « je » autonome au « nous », c’est-à-dire au « je » en communion, au « je » fraternel.

Je voudrais donc souligner, au chapitre 3 de la Règle de saint Benoît, trois points fondamentaux de la manière dont cela peut se produire. Il me semble que Benoît décrit certaines dimensions fondamentales de la synodalité de communion que nous devons tous approfondir et exercer, aujourd’hui plus que jamais dans la situation dans laquelle se trouvent l’Église et nos familles religieuses. Si nous semblons manquer de vitalité, c’est peut-être précisément parce que nous n’acceptons pas de passer de la mort à la vie à travers un processus de communion fraternelle.

1. Se rencontrer

Le premier aspect qui ressort est l’importance de se rencontrer tous ensemble. « L’abbé convoquera toute la communauté » (RB 3,1). Il n’est pas acquis que nous partions de cette préoccupation. Je constate dans mon ministère que les communautés ont du mal à se rencontrer, à se rassembler, à se réunir pour partager ce qu’on pense, ce qu’on vit, ce qu’on expérimente. Et pourtant, comme je l’ai déjà dit, c’est en fait cela la caractéristique fondamentale de l’Église : être une assemblée d’appelés, de personnes appelées à être une assemblée, une « congrégation », comme saint Benoît définit ici la communauté, c’est-à-dire, littéralement, un troupeau qui est ensemble, et donc qui reconnaît un seul berger, comme le dit Jésus au chapitre 10 de Jean : « Moi, je suis le bon pasteur ; je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent, comme le Père me connaît, et que je connais le Père ; et je donne ma vie pour mes brebis. J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cet enclos : celles-là aussi, il faut que je les conduise. Elles écouteront ma voix : il y aura un seul troupeau et un seul pasteur. » (Jn 10,14-16). Comme nous le chantons dans le Ubi caritas : « Congregavit nos in unum Christi amor ».

Cette négligence à se rencontrer n’est pas un problème d’aujourd’hui : elle existait déjà dans l’Église primitive, comme le dénonce la lettre aux Hébreux : « Soyons attentifs les uns aux autres pour nous stimuler à vivre dans l’amour et à bien agir. Ne délaissons pas nos assemblées, comme certains en ont pris l’habitude, mais encourageons-nous, d’autant plus que vous voyez s’approcher le Jour du Seigneur. » (He 10,24-25)

Nous évitons quelque chose pour deux raisons : parce que nous n’y attachons pas d’importance ou parce que nous en avons peur. J’ai de plus en plus l’impression que, même derrière l’indifférence, il y a une peur, une peur de la réalité, parce que la rencontre, la rencontre avec ses frères et sœurs est une immersion dans la réalité de l’autre qui me révèle ma propre réalité, et cela fait peur. Mais quand on y consent, quand on abandonne la résistance et on obéit à la réalité des autres, en les rencontrant vraiment, normalement la réalité de l’autre se manifeste dans sa vraie beauté, et qu’elle est bonne pour moi, une réalité « très bonne », comme le dit Dieu lui-même après avoir créé l’autre par rapport à Lui-même qu’est l’homme (cf. Gn 1,31).

Caïn a eu peur de vivre en se heurtant continuellement avec la bonté d’Abel, alors il le tue. S’il avait cherché la rencontre avec son frère, s’il lui avait parlé, s’il l’avait écouté, il aurait découvert que la compagnie d’Abel pouvait lui faire du bien, lui apprendre à mieux vivre, à avoir une relation plus profonde, plus généreuse, plus confiante avec Dieu.

Je suis toujours ému par la scène de Jacob rentrant chez lui avec femmes, enfants et nombreux biens, et apprenant que son frère Ésaü vient vers lui. Il est terrifié. Il ne sait plus quelle tactique utiliser, quelle astuce diplomatique inventer pour pallier une réalité qu’il ne peut imaginer autre que négative et hostile. Mais lorsqu’il se retrouve face à Ésaü, il se rend compte que son frère l’aime, qu’il pleure de joie de le revoir, de l’embrasser, et qu’il a oublié toutes les tromperies que la ruse de Jacob lui a fait subir en profitant de sa rudesse.

« Jacob leva les yeux. Il vit qu’Ésaü arrivait, et avec lui quatre cents hommes. Il répartit alors les enfants entre Léa, Rachel et les deux servantes. En tête, il mit les servantes et leurs enfants, puis Léa et ses enfants, et derrière, Rachel et Joseph. Quant à lui, il passa devant eux et il se prosterna sept fois, face contre terre, avant d’aborder son frère. Ésaü courut à sa rencontre, l’étreignit, se jeta à son cou, l’embrassa, et tous deux pleurèrent. » (Gen 33,1-4)

Le fait de se réunir dans l’Église, dans nos communautés, ne devrait pas être quelque chose qui se produit uniquement lorsque nous y sommes obligés. Cela devrait être une réponse aimante à une invitation pleine d’amour, comme lorsque le roi de la parabole invite aux noces de son fils (Mt 22,1ss). Comme il est difficile d’avoir le désir de se réunir en toute liberté ! Qu’elle est souvent petite notre joie de rencontrer nos frères et sœurs ! Souvent nous ne sommes pas conscients que la rencontre dans l’Église, le fait d’être ensemble dans la communauté, dans l’Ordre, n’a pas un caractère politique, fonctionnel, diplomatique, mais théologique, parce que c’est une manière essentielle de réaliser en nous et parmi nous l’image de Dieu-Trinité que nous sommes et que nous sommes appelés, invités, à devenir de plus en plus. En avoir peur, ou le rejeter par orgueil, est littéralement « diabolique », c’est l’œuvre du « diviseur » qui veut détruire en l’homme l’image de Dieu que le Christ a régénérée par sa mort et sa résurrection et par le don de l’Esprit de Pentecôte.

Les personnes ou les communautés qui acceptent de se rencontrer s’ouvrent à la surprise d’un miracle de communion que l’Esprit veut toujours réaliser au milieu de nous.

2. Écouter tout le monde

Le deuxième aspect que saint Benoît souligne au chapitre 3 de la Règle, directement lié au premier, est que nous devons tous nous écouter les uns les autres. L’abbé n’est pas le seul à devoir écouter, sinon il n’y aurait pas besoin de convoquer toute la communauté, il lui suffirait de faire le tour des moines et de demander à chacun de s’exprimer. Mais non, il est important pour chaque membre de la communauté d’écouter l’ensemble de la communauté. L’écoute ecclésiale n’est pas tant une consultation qu’un partage.

Saint Benoît insiste sur l’écoute de chaque frère, même le plus jeune, c’est-à-dire le dernier, car la conscience de ce qui est le mieux, de ce que Dieu veut de nous, est un consensus qui s’obtient en formant un collier d’anneaux qui s’insèrent les uns dans les autres, et ce n’est que lorsque le dernier anneau est joint au premier que le collier est formé, qu’il est beau et qu’il est solide.

L’écoute dont parle saint Benoît n’est pas une question de droits démocratiques : elle a une importance théologique. « Nous avons dit qu’il faut appeler en conseil tous les frères parce que souvent le Seigneur révèle au plus jeune ce qui est meilleur » (RB 3, 3). Il s’agit d’écouter Dieu, et en écoutant Dieu, nous sommes certains de savoir « ce qui est meilleur », ce qui est davantage bon, vrai et beau pour nous.

Ainsi, cette conscience de la préférence de Dieu pour le plus petit, le dernier, le moins important à nos yeux ou aux yeux du monde, devient une discipline non seulement d’écoute mais aussi de parole. Chaque frère est invité à se faire petit, à se faire « dernier », à prendre la dernière place au banquet du partage de la Parole : « Que les frères expriment donc leur avis en toute humilité et soumission, sans prétendre imposer leurs vues à tout prix » (3,4). Là aussi, il y a une prise de conscience que ce qui nous ouvre à la vérité n’est pas l’affirmation de nous-mêmes, de notre ego, mais l’affirmation du « nous », la communion. Seule une parole exprimée par un « je » qui se sacrifie au « nous » est un écho de la parole de Dieu, de la bonne volonté de Dieu qui veut le meilleur pour tous. De fait, le « je » qui se sacrifie au « nous » se dilate, devient plus grand, au point que sa parole devient la parole de Dieu, sa volonté devient la volonté de Dieu.

Cette attention à s’écouter mutuellement avec humilité fait grandir la communion plus encore que de prendre les meilleures décisions. Le problème n’est pas tant celui de prendre toujours les bonnes décisions, mais celui de faire croître le consensus, le « sentir ensemble » de la communauté, basé sur le « consensus fidei » que l’Esprit Saint nous fait percevoir lorsque nous nous rendons compte que la Parole de Dieu fait vibrer en nous et entre nous le même amour pour le Christ, le Chemin, la Vérité et la Vie. « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » (Lc 24,32). C’est l’expérience que nous sommes toujours appelés à faire ensemble, parce que le Seigneur ressuscité reste présent, il continue à nous parler, il marche avec nous.

3. L’autorité synodale : un cœur qui pense

Le troisième aspect, à mon avis, est fondamental pour vivre la responsabilité et être vraiment « autorité », c’est-à-dire capable de faire grandir la communauté dans la communion et la mission auxquelles le Christ l’appelle. Saint Benoît demande à l’abbé : « Après avoir écouté l’avis des frères, il délibérera à part soi et fera ce qu’il aura jugé le plus utile. » (RB 3,2)

« Audiens consilium fratrum tractet apud se et quod utilius iudicaverit faciat » : cette phrase mérite d’être méditée. Le supérieur est appelé à juger et à agir, c’est sa responsabilité et il ne doit pas s’en dispenser. Mais ici, saint Benoît nous aide à comprendre que le bon jugement et la bonne action d’un responsable, la sagesse du cœur et de la main, comme le dit le psaume 77 de David – « Berger au cœur intègre, sa main prudente les conduit » (Ps 77,72) – sont le fruit d’une résonance dans le cœur de ce qu’on écoute des frères et sœurs.

« Audiens consilium fratrum tractet apud se ». On croit entendre saint Luc lorsqu’il dit que « Marie retenait tous ces événements et les méditait dans son cœur » (Lc 2,19). Marie a su se mettre à l’écoute de Dieu en écoutant les paroles des simples bergers venus adorer l’Enfant. L’abbé est invité à faire de même en écoutant tous ses frères, jusqu’au dernier.

Cette méditation « apud se », cette méditation avec le cœur, on pourrait dire dans le habitare secum, de ce qu’on écoute de tous, est peut-être l’aspect le plus important, même si caché, de la synodalité de communion, et je pense qu’elle n’est pas seulement exigée du supérieur mais de tous. Si la parole partagée ne descend pas dans la méditation du cœur, elle risque de rester une simple idée, une information. Elle ne devient pas une graine qui tombe en terre et porte beaucoup de fruit, peut-être après une longue attente. Dans cette méditation intérieure et silencieuse vécue dans la prière, les paroles partagées prennent vie, deviennent fécondes, deviennent des événements, des réalités nouvelles, des processus de vie nouvelle.

Je constate souvent que ce niveau de synodalité fait défaut en moi-même et chez de nombreux supérieurs. Mais si ce « traitement auprès de soi-même » des paroles que nous échangeons fait défaut, nous restons à un niveau politique, peut-être idéologique, de la vie ecclésiale et communautaire, de la vie de notre Ordre, et alors la vie ecclésiale reste fragile et dissipée, sans véritable unité, à la merci des luttes de pouvoir.

Etty Hillesum écrit dans le camp de Westerbork, après avoir écouté ses compagnes se lamenter dans la nuit : « Je voudrais être le cœur pensant de tout un camp de concentration » (Journal, 3 octobre 1942). Oui, c’est de ça qu’il s’agit. S’écouter les uns les autres, offrir aux paroles, aux plaintes, aux conseils, aux idées et aux projets de nos frères et sœurs nos cœurs qui écoutent, qui pensent, qui méditent, comme pour offrir aux paroles le terreau dans lequel germer et porter du fruit pour le Royaume de Dieu.

L’amour tout-puissant

Je ne peux pas conclure cette modeste méditation sans penser à la dernière rencontre de sainte Scholastique avec son frère saint Benoît (S. Grégoire le Grand, Dialogues, II,33). Scholastique et Benoît tenaient un petit « synode » fraternel annuel, au cours duquel ils louaient Dieu et avaient des « conversations sacrées ». À la nuit tombée, Scholastique invite avec insistance son frère à poursuivre cet échange jusqu’au matin « pour parler un peu des joies de la vie céleste ». Benoît ne veut pas l’écouter, par stricte fidélité à la discipline monastique. Nous savons comment la prière de sainte Scholastique a provoqué un orage immédiat qui a obligé Benoît à rester avec elle. « Ils passèrent toute la nuit en veillant, se rassasiant de conversations sacrées sur la vie spirituelle ».

Lorsque Benoît reprocha à Scholastique d’avoir provoqué cette situation irrégulière, la sœur répondit par sa phrase bien connue : « Voici, je t’ai imploré, et tu n’as pas voulu m’écouter ; j’ai imploré mon Seigneur, et il m’a écoutée ».

Le grand et succinct commentaire final de saint Grégoire est le suivant : « Selon la parole de Jean, “Dieu est amour”, et par un jugement très juste, celle qui a aimé davantage a été la plus puissante. »

Cet épisode nous rappelle que le véritable accomplissement de tout processus synodal et fraternel n’est pas seulement le consensus des mots et des jugements mais celui de l’amour, le consensus de la communion dans la charité de Dieu. Souvent, nous ne parvenons pas à nous écouter réellement les uns les autres, à marcher ensemble jusqu’au bout, et encore moins à nous aimer les uns les autres. Mais Dieu répare tout, renouvelle la communion, fait poursuivre le chemin en donnant un amour tout-puissant à ceux qui le prient et l’aiment comme « leur Seigneur ».

« J’ai prié mon Seigneur et il m’a entendue ».

Le saint Curé d’Ars dit dans une de ses pensées simples mais intenses : « Notre-Seigneur prend plaisir de faire la volonté de ceux qui l’aiment ».

Dieu écoute ceux qui l’aiment, il obéit à notre amour de mendiants.

Peut-être oublions-nous trop souvent d’aimer le Christ pour qu’il puisse nous faire le don de marcher ensemble dans son amour.

Dom Mauro-Giuseppe Lepori, Abbé Général OCist