Janv. – Serviteurs de lumière

Mois de Janvier

Lettre de l’Abbé Général OCist pour Noël 2023

Serviteurs de la lumière et témoins de l’espérance

Creche-2023Chers Frères et Sœurs,

Je vous écris cette lettre après avoir vécu le Synode des Évêques dont la première session a occupé tout le mois d’octobre et qui s’achèvera dans une année avec la deuxième session. Tous peuvent lire la Relation de synthèse intitulée « Une Église synodale en mission » publiée à la fin de la première session (29 octobre 2023) et également la Lettre au peuple de Dieu diffusée le 25 octobre.

Ce sont des documents qui cherchent à faire écho à un mois de prière, de travail, de rencontres, d’écoute, de discussions, et dont le but est d’aider toute l’Église à continuer ce chemin vers et au-delà de la clôture de cette Synode sur la synodalité.

Ma lettre veut seulement mettre l’accent sur quelques aspects de cette expérience pour favoriser notre participation à l’étape actuelle du parcours synodal de l’Église. Nous sommes tous invités à accueillir et expérimenter ce que l’Esprit Saint est en train de dire à l’Église entière et aux Églises particulières comme notre Ordre, nos communautés, ensemble avec toutes les personnes qui cheminent avec nous. Que le temps de l’Avent et de Noël nous dispose à accueillir ces suggestions avec un cœur pauvre, à l’écoute, mendiant, un cœur disposé à la conversion qui nous est demandée pour recevoir avec joie le Christ qui vient sauver le monde.

Le Synode et la guerre

Le monde est toujours plus divisé, toujours plus en guerre. Que nous demande cette circonstance tragique ? Il ne suffit pas d’en être informé, d’exprimer l’horreur et la solidarité. Il ne suffit pas de condamner les coupables et de se sentir solidaire des victimes. « Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » (Mt 5,47) Nous, les chrétiens, sont appelés à faire plus. Non pas parce que nous sommes meilleurs ou plus capables, mais parce que nous avons reçu plus. Nous avons le Christ et le Christ est tout ce dont l’humanité a besoin. « Celui qui a le Fils possède la vie ; celui qui n’a pas le Fils de Dieu ne possède pas la vie » s’exclame saint Jean (1Jn5,12). Le Christ est tout, le Christ est la paix. En Jésus nous avons la paix dont ont besoin les peuples en guerre, les peuples opprimés, les communautés en conflit, les familles divisées, les cœurs troublés par leur propre mal ou le mal des autres.

Nous devons donc nous poser sincèrement la question : pourquoi hésitons-nous tant à donner le Christ ? Pourquoi, ayant en lui tout, ne le donnons-nous pas au monde qui en a tant besoin ? Mais comment devons-nous le donner ? Et quand nous sommes décidés de le donner, pourquoi nous semble-t-il qu’il est si mal accueilli ? Peut-être le donnons-nous maladroitement ? Ou peut-être ce n’est pas vraiment Lui que nous donnons ? Peut-être la manière dont nous pensons le donner, en réalité le dissimule, le retient ? Peut-être nous sentons-nous pas à la hauteur de cette responsabilité, parce que nous sommes devenus plus petits, plus fragiles, plus fatigués ?

Il ne faut pas oublier la préoccupation fondamentale du Synode : aider l’Église à être dans le monde de ce temps « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen gentium 1). La pensée des guerres en Ukraine et en Terre Sainte, rendue plus intense par la présence au Synode de quelques membres venant de ces pays, a constamment accompagné notre rassemblement et a rendu encore plus ardente et urgente la conscience de cette mission essentielle par laquelle le Concile Vatican II a défini l’Église. Si l’Église tout entière ne dit pas : « Me voici, envoie-moi ! » (Isaïe 6,8) pour recevoir de Dieu la grâce d’être signe et instrument de la communion avec Dieu et de l’unité du genre humain, l’humanité risque de s’autodétruire à tous les niveaux et de bien des manières. Un signe a un sens si la réalité qu’il indique se réalise ; un instrument a un sens s’il accomplit le travail pour lequel il a été conçu. L’union filiale de tout homme avec Dieu et l’unité fraternelle de toute l’humanité sont ce qui donne un sens à l’Église. L’Église, chaque communauté et chaque personne qui la composent, se réalise dans la mission au service de la communion.

La lumière des peuples

La constitution Lumen gentium commence par ces paroles : « Le Christ est la lumière des peuples ; réuni dans l’Esprit Saint, le saint Concile souhaite donc ardemment, en annonçant à toutes créatures la bonne nouvelle de l’Évangile (Mc 16,15), répandre sur tous les hommes la clarté du Christ qui resplendit sur le visage de l’Église » (LG 1).

L’Église est signe et instrument de la lumière des peuples qu’est le Christ. Le vrai visage de l’Église, malgré toutes les incohérences de ses membres, est le visage d’une épouse resplendissante de l’amour pour son Époux. Elle reflète l’amour infini que l’Époux nourrit pour elle et, à travers elle, pour toute l’humanité. L’Église ne peut faire l’expérience de l’amour du Christ sans sentir en elle l’immense ardeur, le désir brûlant de le communiquer, de refléter la lumière du Christ au monde entier. L’Église ne doit pas créer la lumière, elle doit seulement la refléter comme la lune, comme un miroir. Plus le miroir est net, plus il reflète la lumière sans la réduire ou l’altérer. Chaque réforme de l’Église, chaque réforme d’un Ordre ou d’une communauté comme chaque vraie conversion personnelle a pour but non de montrer sa propre beauté mais de refléter la beauté du Christ sans ombre et opacité. La beauté du Christ est toute la beauté de Dieu manifestée au monde.

Si nous sommes conscients de cela, nous comprenons que tous sans exception, nous pouvons refléter cette lumière, parce qu’elle nous illumine totalement. Quand Jésus regarde un pécheur, quand il regarde la femme adultère ou Zachée ou la Samaritaine ou Pierre en train de le renier, son visage rayonne de la lumière de son amour. Nous ne devons pas craindre que notre misère fasse écran à la lumière du Christ. Si la misère de l’humanité pécheresse avait pu empêcher la lumière du visage de Jésus d’illuminer le monde, personne ne l’aurait rencontré, personne ne l’aurait suivi, personne ne se serait converti. Rien ne peut arrêter la lumière miséricordieuse du regard du Christ sur l’homme.

Dissimuler la Lumière

Le vrai problème est que nous avons la capacité de dissimuler cette lumière. Nous ne pouvons pas l’éteindre, nous ne pouvons pas l’empêcher de briller sur nous, mais nous pouvons l’occulter. Jésus l’a clairement dit aux disciples : « On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison » (Mt 5,15).

Quelle bêtise de mettre une lampe allumée sous le boisseau, ou, comme ajoute l’Évangile de Marc, « sous le lit » (Mc 4,21). Et pourtant, nous le faisons souvent. Nous cédons de mille façons à la

tentation de dissimuler la lumière du Christ à nos yeux et à ceux des autres. Nous ne permettons pas au monde de voir que nous sommes des amis du Seigneur, que nous sommes siens. En tant qu’Église nous sommes appelés à être signes et instruments de la lumière du Christ qui illumine notre visage, mais souvent nous réagissons comme si nous avions honte de la montrer. Il ne s’agit pas de « faire de la propagande » pour le Christ, de « faire du prosélytisme », mais simplement de ne pas occulter Jésus qui se donne à nous si gratuitement. Parfois nous parlons de lui ou nous proclamons son Évangile peut-être plus soucieux de répandre la lumière de notre visage que de refléter la sienne.

Jésus dit de ne pas mettre la lumière sous le lit ou sous le boisseau. Que symbolisent ces images curieuses ? Ceux qui écoutaient Jésus à ce moment ont dû sourire. Le lit symbolise peut-être notre paresse, notre recherche de confort, notre manque de vigilance et d’attention. Le boisseau, en revanche, est un seau que l’on utilisait pour mesurer le grain et calculer son prix. C’était un instrument pour calculer et faire du commerce. La lumière, elle, ne se vend pas, elle se donne toute seule, elle est don en elle-même. Par nature elle éclaire tout le monde, à moins que nous l’occultions pour la retenir uniquement pour nous, pour dormir dessus ou en faire commerce. Jésus nous rappelle de ne pas dissimuler sa lumière sous nos commodités ou sous notre mesure et notre soif de gain.

Chacun de nous peut examiner sa propre vie, chaque communauté peut s’examiner elle-même, ce que nous demande de faire la Carta Caritatis, par exemple, lors d’un Chapitre Général, rencontre synodale par excellence, ou lors des visites canoniques. Sous quoi et comment occultons-nous la lumière du monde qu’est le Christ ? Toute l’Église est appelée à cela par ce Synode et toujours. L’Église ne doit pas se réformer pour être belle elle-même mais pour ne pas cacher le visage du Seigneur qui regarde le monde avec une compassion et un amour infinis.

Serviteurs de la Lumière

Il suffit de ne pas dissimuler la lumière du Christ, il suffit de la mettre sur le lampadaire pour qu’elle brille pour tout le monde. Parfois nous compliquons notre mission et notre témoignage, parce que nous pensons devoir disposer de grands talents, de beaucoup de courage, d’une forte intelligence, de sainteté. Mais si la lumière nous est donnée, si elle vient à nous comme l’annonce aux bergers ou l’étoile des Mages, il suffit de la mettre sur le lampadaire, c’est-à-dire de ne pas la cacher. Une personne ou une communauté qui simplement n’occulte pas la présence du Christ, son amitié, la vérité de sa parole, devient lampadaire et vit pleinement sa mission. Ce sont souvent les personnes et les communautés les plus insignifiantes humainement qui manifestent le Christ avec plus de clarté, justement parce que, avec eux, Jésus peut être pleinement lui-même en exprimant toute la tendresse de sa présence.

Toute la vie chrétienne et toute la vie monastique réclament une ascèse non pas pour allumer la lumière mais pour l’accueillir et la mettre sur le lampadaire. Lors de notre baptême nous avons reçu la lumière du Christ, cette lumière que l’on allume dans la Nuit de Pâques. À partir de ce moment, toute la vie est appelée à garder allumée cette flamme et à la transmettre à tout le monde. Celui qui la cache sous le boisseau ou sous le lit empêche son baptême de porter du fruit. Le fruit du baptême est que notre vie serve la splendeur du visage du Seigneur.

Les deux disciples d’Emmaüs, dont le chemin est le paradigme de la synodalité chrétienne, ont senti brûler leur cœur comme une flamme allumée par la présence et la parole du Ressuscité. Quand ils ont ouvert les yeux à la splendeur eucharistique du don du Christ au monde, symbolisé par le pain rompu, ils ont tout de suite couru à porter cette lumière aux frères et sœurs de Jérusalem. Nous pouvons faire la même expérience dans notre vie si nous nous laissons vraiment conduire par ce que l’Église et en particulier notre vocation nous offrent pour recevoir et transmettre la lumière du Christ.

La lumière est avant tout la Parole de Dieu, l’Évangile, que nous sommes appelés à écouter en méditant l’Écriture Sainte, mais aussi en écoutant Jésus qui mystérieusement nous parle à travers tous et tout, parce qu’il est le Verbe qui s’exprime dans chaque créature et aime surtout nous parler à travers les petits et les pauvres auxquels les secrets du Père ne sont pas cachés (cf. Mt 11,25).

La lumière est la vie communautaire qui est la vie du Corps du Seigneur dans lequel le peuple de Dieu, en route dans l’histoire vers la Jérusalem céleste, avance pas à pas jour après jour. Cultiver la fraternité veut dire garder allumée la flamme de la charité du Christ dans le monde.

La lumière est la Croix sur laquelle toutes les souffrances coupables et innocentes de notre cœur et de l’humanité sont immédiatement transformées par l’Esprit Saint en plénitude d’amour et de fécondité, comme en Marie, Mère de tous les enfants de Dieu.

La lumière est l’humilité, la pauvreté des cœurs et dans les relations, qui s’unit à la lumière du Christ comme le bois au feu. L’humilité elle-même est lumière, la pauvreté elle-même brille, parce qu’elles n’ajoutent rien à l’amour di Christ, si ce n’est la matière qui se laisse brûler sans réserve aucune.

Nous pouvons donc dire que, quand nous écoutons et marchons ensemble en nous offrant nous-mêmes dans un esprit d’humble pauvreté, se réalise entre nous le consensus le plus précieux et le plus lumineux de nos différences : Jésus Christ lui-même !

La lumière de l’espérance

Le Pape François nous exhorte sans cesse à être des témoins de l’espérance au milieu d’un monde divisé et désorienté. De fait, l’espérance est la lumière du Christ qui vient guérir les blessures de l’humanité.

Que veut dire espérer et témoigner de l’espérance ?

Souvent nous lions notre espérance aux raisons qui nous promettent un avenir meilleur. Quand une vocation arrive au monastère, nous espérons que la communauté pourra survivre. Quand, au cours d’une maladie, nous constatons que le traitement commence à faire effet, nous espérons guérir complètement.

Mais la vraie espérance chrétienne n’est pas fondée sur des raisons qui nous font attendre un avenir meilleur. L’espérance chrétienne n’a qu’un seul fondement : la foi en Dieu, la confiance dans le Père, la communion avec le Christ présent qui marche avec nous.

Cette espérance, plus forte que tout espoir humain fondé seulement sur des raisons instables, est une grâce, un don de l’Esprit. Elle ne nous fait pas vivre de ce que nous donne le monde ou de ce que nous pouvons être et faire nous-mêmes, mais de Dieu qui se donne lui-même à nous, qui nous accompagne comme un bon pasteur et qui vit en nous. Le Christ lui-même est notre espérance, la seule espérance qui ne déçoit pas.

Les espoirs fondés sur des raisons passagères tôt ou tard désenchantent. Ils nous font attendre un avenir de rêve qui ne se réalise que rarement, et s’il se réalise, c’est une réalité qui ne dure pas et déçoit les attentes du cœur. Ce sont les espoirs du riche insensé que Jésus décrit dans l’Évangile et qui dit à soi-même : « “Te voilà donc avec de nombreux biens à ta disposition, pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence.” Mais Dieu lui dit : “Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ?” » (Luc 12,19-20)

L’espérance par contre est la vertu des pauvres et des humbles qui s’appuient sur la confiance en Dieu. C’est la vertu qui ne se réduit pas à l’attente d’un avenir meilleur mais qui transforme déjà le présent en comblant de paix les circonstances de notre vie, même si elles sont difficiles, pénibles et pleines d’embûches. Ce qui rend la vie meilleure n’est pas en premier lieu le changement des circonstances mais la conversion de notre cœur qui reconnaît que Jésus est présent, qu’il marche avec nous, qu’il nous parle, nous pardonne et nous aide à pardonner et aimer les autres.

C’est cela le témoignage qui vraiment apporte l’espérance au monde ; c’est cela la lumière du Christ dans notre vie que nous ne devons pas occulter et que nous devons nous aider à faire resplendir avec humilité et simplicité, avec la joie des bergers de Bethléem qui, après avoir vu la lumière de l’Enfant et l’avoir accueillie dans leur cœur, l’ont immédiatement mise sur le lampadaire de leur visage et de leur parole pour qu’elle illumine l’humanité entière.

Offrons les uns aux autres ce vœu de Noël dans la prière et l’adoration et continuons à marcher ensemble, stimulés et soutenus par l’espérance qui révèle au monde la lumière du Christ !

Fr. Mauro-Giuseppe Lepori OCist