Février – Le fils pardonné

Mois de Février

Ecoutons le Bienheureux Guerric d’Igny – Le bonheur d’être un fils pardonné
Sermon 2 pour le Carême

Introduction

En cette longue méditation sur la parabole évangélique de l’enfant prodigue, nous pouvons reconnaître un chef d’œuvre littéraire. L’abbé Guerric s’emploie de tout son art, art à la fois littéraire et spirituel, à réveiller en ses frères la conscience de leur bonheur, un bonheur qui leur vient de la rencontre d’un Dieu qui se montre pour chacun un père plein de miséricorde.

Devant la richesse de la parabole, Guerric choisit d’unifier son attention sur un seul geste : l’étreinte et le baiser.

  • D’abord (§ 2), il examine ce que ce geste signifie de la part du père qui le pose. Ces mots de Varillon pourraient en être un résumé. La vie de Dieu est son mouvement vers nous. Nous ne devrions jamais nous le représenter que les bras tendus vers nous et courant pour nous rejoindre » (Joie de croire, p. 116).
  • Ensuite (§ 3), il se demande quel est le retentissement de ce geste pour le fils, un fils qui se découvre l’hôte d’un tel pardon, accueilli par un tel père. Le dialogue imaginé par Guerric dépeint de manière très existentielle le rôle du père spirituel qui cherche à faire advenir à la parole ce qui a été éprouvé, de sorte que le vécu, en trouvant à s’exprimer, devienne véritablement expérience.
  • Le père spirituel n’a plus alors (§ 4) qu’à confirmer ce que le disciple a reconnu en lui, mais encore timidement. Il fortifie ainsi la liberté qui se cherche.

« Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père :

Père, donne-moi la part qui me revient »  (Lc 15, 11-32)

Une parabole de l’amour miséricordieuxfils-prodigue

1.2 Nous avons aujourd’hui entendu, à notre grande édification, l’histoire du fils prodigue : son misérable exil, ses larmes de repentir, le glorieux accueil qu’il a reçu. Ce prodigue, si gravement coupable, n’avait pas encore confessé sa faute, mais il avait seulement pris la décision de la confesser […]. Et ce seul propos d’humilité, à peine conçu, lui a sur-le-champ obtenu le pardon […]. Au larron sur la croix, le seul aveu valut d’être absous ; au prodigue, la seule résolution d’avouer ! J’ai dit – c’est lui qui parle – : je confesserai mon injustice au Seigneur. Et toi, tu as absous l’offense de mon péché (Ps 31, 5).

1.3 À chaque moment, la Miséricorde s’est faite prévenante : elle avait devancé la décision d’avouer, en l’inspirant ; elle a de même devancé la parole d’aveu, en faisant grâce de ce qu’il fallait avouer. Tandis qu’il était encore loin, dit le texte, son père l’aperçut et fut saisi de miséricorde. Et courant à sa rencontre, il se jeta à son cou et l’embrassa (Lc 15, 20). À prendre le récit à la lettre, le père était plus pressé d’accorder le pardon à son fils que celui-ci de le recevoir ! Comme si c’était un tourment plus grand pour le Miséricordieux de compatir à la souffrance du miséreux, que pour le miséreux de pâtir de sa propre souffrance.

1.4 Nous parlons ainsi non pas pour prêter des sentiments humains à celui dont la nature est immuable ; mais c’est pour que notre cœur se laisse aller à plus de douceur dans son amour pour cette Bonté suprême, lorsque nous apprenons, grâce à cette parabole tirée de l’ordre humain, qu’elle nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes.

L’accueil du père

2.1 Vois comment la grâce se fait surabondante là où la faute a été abondante (Rm 5, 20). C’est à peine si le coupable pouvait espérer son pardon, et voici que son juge, que dis-je, non plus son juge mais son avocat, multiplie la grâce : Vite, dit-il, apportez-lui sa plus belle robe et l’en revêtez. Mettez-lui l’anneau au doigt et les chaussures aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie (Lc 15, 22-23). Mais laissons tous ces traits : la robe, l’anneau, les chaussures, le veau gras immolé pour lui sur l’autel, le festin joyeux célébré par le ciel entier pour le retour du fils

2.2 Oui, passons tout cela sous silence […] et venons-en à cette étreinte et ce baiser : quelle grâce, quelle douceur, quelle joie, quel bonheur en ce geste de la tendresse paternelle ! Le père, dit le texte, se jeta à son cou et l’embrassa. Lorsqu’il l’abordait ainsi, que cherchait-il par cette étreinte et ce baiser, sinon à introduire son fils en soi-même et à s’introduire soi-même en son fils. Il insufflait en lui son souffle, pour que son fils, en s’unissant à lui, forme avec lui un seul esprit (un seul souffle), comme en s’unissant aux prostituées il avait formé avec elles un seul corps (1 Co 6, 16-17).

2.3 Pour cette Miséricorde souveraine, c’était trop peu de ne pas fermer ses entrailles de miséricorde aux malheureux. Elle va jusqu’à les attirer à l’intérieur de ses propres entrailles, jusqu’à les intégrer à ses propres membres. Elle ne pouvait pas nous unir à elle plus étroitement, elle ne pouvait pas nous lier à elle de manière plus intime qu’en nous incorporant à elle-même, en nous unissant – merveille de son amour autant que de sa puissance ! – non seulement au corps qu’elle avait assumé, mais même à son propre esprit. […]

Les sentiments éveillés chez le fils par cet accueil

3.1 – Quant à toi, heureux pécheur, – heureux non au titre de pécheur, mais au titre de pécheur repentant (cf. Ps 31, 1-2) – dis-moi, quels étaient tes sentiments au milieu des étreintes et des baisers de ton père, tandis qu’il te réconfortait, toi qui étais presque désespéré, et qu’il restaurait en toi un cœur pur et réinfusait en toi la joie de son salut (Ps 50, 12.14) ?

- Comment, répond-il, exprimer avec des mots ce que l’intelligence n’arrive pas à saisir ? Ce sont des gémissements inarticulés (Rm 8, 26) et des sentiments inexprimables qui naissent de mon âme fécondée pour ainsi dire par l’Incompréhensible. Le cœur de l’homme est trop étroit pour les contenir. Alors il éclate et se répand ; ce bouillonnement qu’il conçoit, mais ne peut contenir, il le laisse s’échapper comme il peut, par ses larmes, gémissements et soupirs […].

3.2 – Mais maintenant, après ces étreintes et ces baisers, une fois laissé à toi-même, lorsque tu repenses à toi et à lui, lorsque tu repasses dans ton esprit quelle était ta situation et comment lui l’a jugée, lorsque tu mesures d’un côté l’abondance de ton péché, de l’autre la surabondance de la grâce (Rm 5, 20), quelles sont, je te prie, les pensées qui te viennent ?

- Comment, répond-il, un feu intolérable ne s’embraserait-il pas dans ma méditation (Ps 38, 4), d’une part sous l’effet de la douleur et de la honte, d’autre part sous l’effet de la joie et de l’amour ? J’estimerais n’être pas un homme, mais une pierre, si j’avais le cœur assez dur pour n’éprouver à mon sujet ni douleur ni honte, ou si je l’avais assez mauvais et ingrat pour ne pas me fondre tout entier de joie et d’amour envers un tel père.

Garder toujours cette attitude d’humilité filiale

4.1 – Garde donc, heureux pécheur, garde soigneusement et attentivement cette disposition d’esprit qui est la tienne, ce sentiment si juste fait à la fois d’humilité et de tendresse filiale : ainsi tu jugeras toujours de toi selon l’humilité, et du Seigneur selon sa bonté (Sg 1, 1). Il n’est rien de plus grand parmi les dons du Saint-Esprit, rien de plus précieux parmi les trésors de Dieu. […]

4.2 Garde, dis-je, si tu veux toi-même être gardé, garde cette humilité de sentiment et de parole, qui te fait dire et avouer à ton père : Père, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes salariés (Lc 15, 19). Rien ne gagne autant le cœur du père que le sentiment exprimé par cette parole, et tu ne peux mieux te faire un digne fils qu’en te déclarant toujours indigne. […]

4.4 Tu as choisi d’être abaissé dans la maison de ton père ; tu te contentais de devenir comme l’un de ses salariés. Persévère dans cette résolution, et ainsi, même si tu t’es vu donner une meilleure place, tu en mériteras une meilleure encore. Mets-toi toujours à la dernière place, ou au moins désire-la ; revendique l’état de dépendance du salarié, non la liberté du fils. Témoigne certes à ton père le dévouement d’un fils, conscient de ce qu’il mérite de ta part ; mais contente-toi de l’humble place et du labeur du salarié, conscient de ce que pour ta part tu mérites. […]

Bienheureux Guerric d’Igny – Sermon 2 pour le Carême
Texte intégral

Entré au monastère de Clairvaux vers 1120, Guerric devint en 1138 le père abbé du monastère de Igny (à 20 km de Reims). Il a toujours été considéré comme un maître de sagesse, un maître spirituel, qui peut aujourd’hui encore nous aider dans notre combat spirituel.