Juillet – Psaume 90,7 – 12-16
Mois de juillet
« Il en tombera mille à votre gauche, et dix mille à votre droite; mais leurs coups n’approcheront point de vous (Ps. 90, 7, 12-16) »
Ecoutons Saint Bernard – Sermon 7 sur le psaume 90, sections 12 à 16
12. Enfin, c’est pour cela, et non point par une sorte de folie de votre part, qu’il semble que vous exposiez plus volontiers le côté gauche aux coups de l’ennemi, afin’de concentrer tous vos soins à la défense du côté droit. Car c’est en cette manière que tous les chrétiens doivent imiter cette prudence du serpent, que Jésus-Christ a recommandée à ses disciples, en exposant tout le corps, s’il en est besoin, pour mettre la tête en sûreté. C’est en cela que consiste la véritable philosophie du christianisme. C’est observer le conseil du sage, qui nous exhorte à mettre toute notre vigilance et tous nos soins à garder notre cœur, parce qu’il est le principe de la vie (Prov. IV, 23). C’est enfin imiter la miséricorde et la bonté de Dieu envers ses serviteurs, et sa conduite envers ses élus, car il a coutume de protéger et de défendre leur droite avec un soin particulier, et de délaisser la gauche en quelque sorte comme s’il feignait d’ignorer qu’elle existe. C’est ce qui fait dire au Prophète, en parlant de lui : « Je m’appliquais à considérer que le Seigneur m’est toujours présent et me regarde toujours, parce qu’il ne cesse point d’être à ma droite, afin que je ne sois pas ébranlé (Is. XV, 3). » Ne vous semble-t-il pas qu’il ne tenait que la main droite du saint homme Job, et qu’il ne grenait garde qu’à elle, puisqu’il avait permis à l’ennemi d’exercer librement sa fureur, non-seulement sur ses possessions, mais aussi sur son propre corps. « Respecte seulement son âme, avait dit le Seigneur à Satan (Job. II, 6). « O bon Jésus, tout mon désir est que vous soyez toujours à ma droite. Je vous demande instamment de tenir toujours cette droite dans votre main. Car je sais et je suis certain que nulle adversité ne pourra me nuire, tant que nulle iniquité ne dominera en moi. Qu’on dépouille en attendant, qu’on meurtrisse mon côté gauche, qu’on l’accable d’outrages et qu’on le charge d’opprobres, je l’expose volontiers aux coups, pourvu, Seigneur, que vous ayez la bonté de conserver mon âme, et que vous daigniez être ma protection et ma défense pour ce qui est de ma droite.
13. On pourrait aussi, avec beaucoup de raison, par ces mille ennemis qui tombent à gauche, entendre plutôt les hommes que les démons : parce que la plupart ne nous sont opposés et ne nous font la guerre qu’à cause de biens temporels et passagers, en voyant avec un œil d’envie que nous les possédons, ou plutôt en s’affligeant, par une cupidité injuste, de ne les posséder pas eux-mêmes. Car il y en a qui s’efforcent de dépouiller les serviteurs de Dieu des biens de ce monde, ou de leur ravir la faveur et la bienveillance des hommes, ou même de leur ôter la vie du corps. La persécution des hommes peut aller jusque là, mais ils ne sauraient nuire aux âmes. On voit au contraire que c’est plutôt à l’occasion des biens célestes et éternels que les démons ressentent de la jalousie à notre égard. Ce n’est pas toutefois dans le désir d’acquérir pour eux ces biens dont ils nous veulent priver (car ils savent que la perte qu’ils en ont faite est irréparable) : c’est seulement afin que le pauvre qui est tiré de la poussière, ne puisse arriver à ce bonheur, dont ces malheureux esprits que Dieu avait créés dans un état de gloire, sont déchus sans retour. Ces esprits malins et opiniâtres sont affligés de voir que la fragilité des hommes obtienne une gloire, dans laquelle ils n’ont pu se maintenir. S’il arrive quelquefois qu’ils s’efforcent de causer à quelqu’un quelque dommage temporel, ou s’ils se réjouissent de lui en voir arriver, tout leur dessein et toute leur pensée, c’est que ces pertes extérieures soient pour ceux qui les souffrent ou pour tout autre, l’occasion d’une perte intérieure et spirituelle ; comme au contraire, toutes les fois que les hommes entreprennent de nous persuader de quelque chose de funeste à notre droite, ce n’est pas ce dommage spirituel qu’ils se proposent principalement, mais ils veulent, par là, procurer quelque profit temporel soit à eux, soit à nous, soit à eux et à nous en même temps. Ils n’ont en vue que le bien ou le mal qui peut en résulter, et qu’ils ont l’intention de s’assurer ou de repousser loin d’eux, à moins qu’ils ne soient assez méchants pour se changer en démons, et pour désirer que les personnes qu’ils haïssent tombent dans la damnation éternelle.
14. Pourquoi sommes-nous si languissants et si endormis à l’égard des biens spirituels, puisque nous sommes l’objet d’attaques si nombreuses de la part de nos ennemis spirituels ? J’ai honte d’en convenir, mais ma douleur est trop violente pour me permettre de me taire. Combien, mes frères, n’en trouve-t-on pas même parmi ceux qui ont embrassé la vie religieuse, et qui font profession de vivre dans un état de perfection, qui semblent avoir mérité cet oubli de Dieu, dont parle le prophète quand il s’écrie : « Jérusalem, si je vous oublie, que ma droite même soit mise en oubli (Ps. CXXXVI, 5). » Car, mettant tout leur soin à garder leur main gauche, ils font preuve d’une grande sagesse, il est vrai, mais d’une sagesse toute mondaine, à laquelle ils devraient renoncer, que la chair et le sang inspirent aux hommes, quoiqu’ils paraissent avoir résolu de ne s’y accommoder jamais, pour se conformer à l’Apôtre (Gal. I, 16). On les voit recevoir les biens de la vie présente avec tant d’ardeur, éprouver une joie si mondaine des avantages passagers du siècle, se troubler tant et manquer tellement de courage à la moindre perte des biens de la terre, défendre leurs intérêts avec une disposition si charnelle, si prompts et si hardis à courir de tous côtés et s’engager dans les affaires du siècle avec un esprit si peu religieux, qu’il semblerait que ces choses temporelles sont tout leur partage, l’unique héritage qu’ils ambitionnent. J’avoue qu’il y a des laboureurs qui cultivent le peu de terre qu’ils ont avec plus d’application et de soin encore, mais c’est parce qu’ils ne possèdent rien de plus grand et de plus précieux. Un pauvre mendiant cache soigneusement un morceau de pain, parce qu’il n’a point d’autre richesse à conserver que celle-là. Mais vous, pourquoi vous abaisser à des soins semblables, et prodiguer misérablement ainsi vos labeurs et vos peines ? Ne savez-vous pas que vous avez une autre possession et une autre richesse à conserver ? Et si vous pensez qu’elle soit encore éloignée, vous êtes dans l’erreur. Il n’y a rien qui soit si proche de nous, que ce qui est en nous. Peut-être me direz-vous, que si cette possession n’est pas loin de vous, du moins elle nous est inutile, et que vous avez besoin, d’en chercher une autre en cette vie, qui vous satisfasse davantage. Vous vous abusez étrangement. Car vous trouverez la satisfaction et le repos que vous cherchez dans ce trésor inestimable que vous avez au milieu de vous, vous ne le trouverez même que là. Pensez-vous qu’il ne réclame pas tous vos soins, ou qu’il ne réponde pas assez, à votre attente, ou bien vous imaginez-vous que cette possession est en sûreté, et qu’il n’est pas besoin que vous vous mettiez en peine de la conserver ? Sachez que tous ces sentiments sont étrangement contraires à la raison, car c’est principalement là qu’il est vrai de dire : Que l’homme ne pourra recueillir que ce qu’il aura semé (Gal. VI, 8). Celui qui aura semé avec épargne ne pourra faire une abondante récolte, et celui qui aura semé libéralement et avec bénédiction, sera assuré de recueillir avec la même bénédiction, en sorte qu’un grain lui en rendra trente, un autre soixante, un autre cent. Mais vous n’avez ce trésor dont je vous parle, que dans des vaisseaux de terre, si toutefois vous l’avez encore, car je crains bien que vous ne l’ayez perdu, qu’on vous l’ait déjà ravi, que des étrangers aient déjà consumé toutes vos ressources, sans que vous vous en soyez même aperçus. Et ce qui fait que vous ne pouvez pas maintenant appliquer votre cœur à votre trésor, c’est que vous l’avez peut-être perdu. S’il en est autrement, je vous conjure, si vous êtes si intéressés que vous ne veuillez pas perdre les choses même de la plus mince valeur et que vous croyiez devoir apporter tant de prudence à conserver de la paille même, de ne pas négliger de conserver le bon grain qui est dans vos greniers. Puisque vous tenez tant à un vil fumier, ne vous exposez point à perdre un véritable trésor. Il y en a peut-être mille qui vous envient, la possession des biens temporel mais il y en a dix mille qui s’efforcent de vous ravir les biens spirituels et ceux-ci ne surpassent pas moins les premiers par leurs artifices et leur cruauté que par leur nombre. « Il en tombera, dit le Prophète, mille à votre gauche et dix mille à votre droite. » Tournez de ce côté les yeux de la foi afin d’observer vos ennemis. Ils se sont peut-être déjà emparés de tous les passages. Peut-être font-ils déjà du dégât, et emportent-ils leur butin en toute liberté. Peut-être se partagent-ils déjà les dépouilles qu’ils ont faites. Pourquoi vous attachez-vous à défendre votre gauche avec tant de soin ? on ne croirait pas à vous voir que ces biens sont à gauche pour vous, mais en face, car vous les avez toujours devant les yeux, et ils vous sont tellement chers, que vous ne pensez pas vous attaquer à la main gauche, mais que c’est vous blesser à la prunelle des yeux que de toucher à ces sortes de biens.
15. Mais prenez garde, qui que vous soyez qui négligez ces biens qui sont à votre main droite, et qui faites tant de cas de ceux qui sont à votre gauche, que Dieu ne vous place pas avec les boucs à cette gauche que vous avez choisie (Matth. XXV, 32). Cette parole, mes chers frères, est terrible, et ce n’est pas sans sujet que vous en êtes épouvantés. Mais il n’est pas moins nécessaire de prendre garde à. ne pas mériter cette condamnation, qu’il est juste de la craindre. Notre Seigneur Jésus-Christ, au temps de sa Passion, après tous les effets inestimables de sa bonté pour nous, voulut encore qu’on lui perçât le côté droit, pour nous signifier que c’était seulement de ce côté-là, qu’il voulait épancher sur nous ses bénédictions et ses grâces; et que c’était seulement en ce côté là qu’il voulait nous préparer un lieu de refuge. Que je m’estimerais heureux d’être une de ces colombes qui se retirent dans les trous de la pierre, dans les ouvertures du côté droit de Jésus-Christ ! Observez, avec moi, que notre Seigneur ne sentit pas cette blessure qu’on lui fit au côté droit, attendu qu’il ne voulut la recevoir qu’après s’être endormi dans la mort, pour nous apprendre, par cette circonstance si mystérieuse, que tandis que nous vivons, nous devons toujours veiller à la défense de ce côté, et qu’il faut tenir une âme pour morte, lorsqu’elle reçoit quelque blessure de ce côté-là, sans en témoigner quelque douleur, et avec une insensibilité pernicieuse. C’est avec beaucoup de raison aussi que le cœur de l’homme est situé à gauche, puisque ses affections penchent toujours et sont toujours portées du côté de la terre. Le prophète qui gémissait dans un profond sentiment des misères de cette vie (Eccli. X), n’ignorait pas cette vérité, lorsqu’il s’écriait : « Mon âme s’est attachée à la terre : Faites-moi vivre selon votre parole (Psal. CXVIII, 25) : » et un autre prophète qui disant : « Elevons nos cœurs et nos mains vers Dieu (Thren III, 41), » voulait nous empêcher de demeurer où il voyait que la disposition terrestre de notre nature, et le poids de nos inclinations nous font toujours descendre. Il est manifeste qu’il avait dessein de nous porter, par ces paroles, à détacher nos cœurs des choses de la terre représentées par la main gauche, et de les élever aux choses du ciel figurées par la droite. Les soldats de la terre ne portent de boucliers que du côté gauche: il ne faut pas que nous les imitions si nous ne voulons pas être confondus avec ceux qui combattent visiblement pour ce siècle, et non pour Jésus-Christ. « Quiconque, dit l’Apôtre, combat pour Dieu, ne s’engage pas dans les affaires du siècle (II Thren. II, 4); » c’est-à-dire porte son bouclier à droite, au lieu de le porter à gauche.
16. Cependant, mes frères, si vous vous souvenez des instructions que vous avez reçues, vous remarquerez que nous ne laissons pas d’avoir besoin de nous couvrir et de nous défendre des deus côtés, selon cette parole du prophète : « Sa vérité vous couvrira et vous environnera de tous côtés comme un bouclier. » Et l’apôtre dit que nous devons combattre « par les armes de la justice, à droite et à gauche (Corinth, VI, 7). » Mais écoutons celui qui est la justice même, pour apprendre les différentes manières dont nous devons, combattre selon le côté. Or tantôt il nous dit par son apôtre : « Ne vous défendez pas, mes frères, mais cédez à la colère. (Rom. XII, 19) : » et ailleurs : « C’est par la patience que vous posséderez vos âmes (Luc. XI, 19), » et encore : « Ne donnez pas lieu au démon de prendre quelque avantage sur vous (Ephes. IV, 27) : » et enfin : « Résistez au démon, et il s’éloignera de vous (Jac. IV, 7). » Ecoutez maintenant comment l’Apôtre nous enseigne à défendre l’un et l’autre côté en même temps : « Ayez soin, dit-il, des choses qui sont bonnes, non-seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes (Corinth. VIII, 21) : car c’est la volonté de Dieu qu’en faisant toujours bien, non-seulement vous rendiez inutiles l’envie et la haine des esprits malins, « mais que vous confondiez encore l’ignorance des hommes imprudents (I Petr. II, 15). » Mais cette protection nous sera-t-elle éternellement nécessaire, et nos ennemis nous attaqueront-ils toujours de tous côtés à la fois ? Non sans doute : car il arrivera un temps, où non-seulement ils n’auront plus la force de rien entreprendre sur nous, mais encore où ils ne pourront pas même tenir en notre présence, selon cette promesse : « Il en tombera mille à votre gauche, et dix mille à votre droite : « car alors la malice des hommes n’aura plus de prise sur nous, et pour ce qui est des démons, nous n’en craindrons pas plus les légions entières que des troupes de vers ou de mouches. Nous ne les regarderons plus que comme les enfants d’Israël, après avoir passé la mer Rouge, regardaient les Egyptiens étendus de tous côtés sur le sable, et considéraient leurs chariots qui se perdaient au fond de l’eau. Nous chanterons comme eux au Seigneur des cantiques de louanges, mais avec beaucoup plus de sécurité et de joie que ne le faisaient les israélites, de ce qu’il se sera glorifié lui-même, en précipitant nos ennemis avec toutes leurs forces et toutes leurs armes au fond même de l’abîme.
Texte intégral – Saint Bernard – Dix-sept sermons sur le psaume 90
– Septième sermon