Janvier – Psaume 90 – 11
Mois de janvier
Ecoutons Saint Bernard – Sermon 11 sur le psaume 90
ONZIÈME SERMON. « Parce qu’il a commandé à ses anges de vous garder en toutes vos voies. (Psal. XC, 11).»
1. Il est écrit, et il n’y a rien de plus vrai, il est écrit « que c’est un effet de la miséricorde et de la bonté infinie du Seigneur que nous ne soyons ni consumés ni abandonnés entre les mains de gros ennemis (Chr. III, 22). » L’œil infatigable et vigilant de la clémence divine veille sur nous. Celui qui garde Israël ne dort et ne sommeille jamais parce que celui qui combat Israël ne dort et ne sommeille point non plus ; et, de même que l’un veille sur nous et a soin de nous, ainsi l’autre veille et travaille toujours à nous perdre et à nous faire mourir : son unique application est d’empêcher que celui qui est éloigné de Dieu, ne retourne jamais à lui. Et nous, nous ne faisons aucune attention, ou nous ne faisons qu’une attention insuffisante à la présence de celui qui préside à nos travaux et à nos combats, à la vigilance de celui qui nous protège, aux biens que nous recevons de ce bienfaiteur généreux. Nous sommes ingrats pour sa grâce, que dis-je ? pour tant de grâces, par lesquelles il nous prévient et nous soutient dans nos besoins. Tantôt il remplit lui-même nos âmes de lumières ou il nous visite par ses anges, tantôt il nous instruit par les hommes, nous console, nous instruit par les Ecritures Saintes. « Car toutes les choses qui sont écrites ont été écrites pour notre instruction, afin que notre espérance soit entretenue par la patience et la consolation que cette divine parole nous donne (Rom. XV, 4). C’est une excellente doctrine que celle qui nous établit dans l’espérance par la patience, car comme il est dit ailleurs : « On connaît la doctrine d’un homme à sa patienté (Prov. XIX. 41). » Et, « la patience fait que nous sommes éprouvés, et l’épreuve produit l’espérance (Rom. V, 4). » Pourquoi n’y a-t-il que nous qui ne soyons pas présents à nous-mêmes ? Pourquoi nous négligeons-nous nous-mêmes ? Faut-il que nous fermions les yeux sur les périls où nous sommes, parce que Dieu pourvoit de tous côtés à nos besoins ? Au contraire, c’est pour cela que nous devons veiller plus soigneusement sur nous. Car Dieu n’aurait pas tous les soins qu’il a pour nous dans le ciel et sur la terre, s’il ne voyait pas quel besoin immense nous avons de son secours. Il ne nous garderait pas, en tant de manières, si nous n’avions à nous garantir de beaucoup de pièges.
2. Mes frères qui sont établis d’une manière toute particulière dans l’espérance, se trouvent exempts de toute crainte et sont bienheureux d’être ainsi délivrés du filet des chasseurs, et d’avoir passé des tentes de ceux qui combattent encore, dans le séjour de ceux qui jouissent du repos. C’est à l’un d’eux, ou plutôt c’est à eux tous que Dieu fait cette promesse : « Le mal n’arrivera point jusqu’à vous, et le fléau n’approchera point de votre tente ». Considérez que ce n’est pas aux hommes qui vivent selon la chair que cette promesse a été faite, mais à ceux qui, vivant en la chair, se conduisent selon l’esprit. En effet, dans un homme charnel on ne saurait faire de distinction entre lui et sa tente, tout est confus en lui, parce que c’est un enfant de Babylone, c’est un homme qui n’est que chair, et l’esprit de Dieu ne demeure point en lui. Or comment le mal ne s’approcherait-il point de celui en qui le Saint-Esprit n’a point établi sa demeure ? Mais là où est le mal, là aussi est le fléau, c’est-à-dire la peine du mal, car la peine accompagne toujours le péché. Il est donc dit: « Le mal n’arrivera point jusqu’à vous, et le fléau n’approchera point de votre tente. » Voilà une grande promesse, mais qui me fait espérer que j’en verrai l’effet ? Comment pourrai-je échapper en même temps au mal et au fléau dont je me trouve menacé ? Où trouver un refuge qui m’en garantisse. Comment m’éloigner si bien qu’ils n’approchent point de moi ? Par quel mérite, par quelle vertu y réussirai-je ? « Il a commandé à ses anges de vous garder dans toutes nos voies. » Quelles sont toutes ces voies ? Ce sont celles par lesquelles vous vous éloignez du mal et de la colère à venir. Il y a beaucoup de voies différentes, d’où il arrive qu’il y a bien des périls pour le voyageur. Combien est-il facile de s’égarer lorsqu’il se rencontre plusieurs chemins différents, si on n’a point la science de les discerner ? Car Dieu ne commande pas aux anges de nous garder dans toutes sortes de voies, mais seulement dans toutes nos voies., il y a donc des voies où nous devons nous donner bien garde d’entrer, et il y en a d’autres où nous avons besoin que l’on nous soutienne et que l’on nous guide.
3. Examinons donc mes frères, quelles sont nos voies, et quelles sont celles des démons, voyons aussi quelles sont les voies des esprits bienheureux, et quelles sont celles du Seigneur. J’entreprends, je le confesse, quelque chose qui est au dessus de mes forces, mais vous m’aiderez par vos prières à obtenir de Dieu qu’il daigne m’ouvrir le trésor de son indulgence, et qu’il fasse que le discours que je me propose de vous faire sur un si important sujet lui soit entièrement agréable. Considérons donc, premièrement, quelles sont les voies des enfants d’Adam. Elles sont toutes dans la nécessité ou dans la cupidité. C’est par ces deux choses, en effet, que nous sommes conduits, comme emportés, avec cette différence pourtant que la nécessité semble plutôt nous pousser, tandis que la cupidité nous attire et nous emporte. La première tient plus particulièrement au corps, sa voie n’est pas unique, elle a comme plusieurs sentiers et plusieurs détours qui nous conduisent diversement à de nombreux malheurs mais bien rarement à quelques avantages, si toutefois elle est capable de nous en procurer. Quel homme ignore combien nombreuses sont les nécessités de cette vie ? Qui pourrait les énumérer ? Mais notre expérience nous en instruit assez, et les peines qui en résultent pour nous nous le font assez comprendre. Chacun apprend par lui-même combien il a souvent besoin de crier à Dieu : « Seigneur, délivrez-moi, non pas de la nécessité, mais de toutes mes nécessités (Psal. XXIV, 17). » Mais tout homme qui prête une oreille attentive aux avertissements du sage ne se contente pas de désirer et de demander d’être délivré de toutes ces différentes nécessités, mais il demande encore que Dieu le retire de la voie de ses cupidités. En effet, que dit le sage ? « Détournez-vous de vos propres désirs, et ne suivez point vos convoitises (Eccle. XVIII, 30). » Il est évident que de ces deux maux, le préférable est de vivre clans la nécessité plutôt que clans la cupidité. A la vérité, nous avons un grand nombre de nécessités, mais le nombre de nos cupidités est encore plus grand, en toutes manières, il dépasse même toute mesure et toute borne. Elles viennent toutes du cœur, aussi sont-elles d’autant plus considérables que l’âme est plus grande que le corps. Enfin ces deux voies de la nécessité et de la cupidité sont celles qui paraissent bonnes aux hommes, mais qui ne finissent et n’arrivent à leur terme que lorsqu’elles les précipitent dans l’abîme des enfers. En vous représentant ces voies, soyez persuadés que c’est d’elles sans doute qu’il a été dit : « Il n’y a que de l’affliction et du malheur dans leurs voies (Psal. XIII, 7) » et rapportez l’affliction à la nécessité, et le malheur à la cupidité. Comment le malheur se rencontre-t-il dans la cupidité, ou comment les hommes n’y trouvent-ils pas le bonheur qu’ils s’imaginent ? Qu’arrive-t-il donc lorsqu’un homme pense avoir trouvé, dans l’abondance des biens et des délices de la terre, la félicité qu’il a désirée ? II est d’autant plus misérable qu’il embrasse, avec plus d’ardeur, la misère même, comme si c’était une véritable félicité, et qu’il s’y plonge davantage en pensant avoir trouvé le bonheur parfait. Que les enfants des hommes sont à plaindre, de se laisser prendre à cette fausse et trompeuse félicité ! Malheur à celui qui dit : Je suis dans l’abondance, et je n’ai besoin de quoi que ce soit, tandis qu’il est pauvre et dénué de tout, malheureux et tout à fait misérable. Les nécessités procèdent des infirmités de la chair, et les cupidités de la disette et de l’oubli de l’âme. Elle ne mendie en effet, que parce qu’elle a oublié de manger le pain qui lui est propre et elle ne désire si ardemment les choses de la terre, que parce qu’elle ne s’entretient jamais de celles du Ciel.
4. Voyons maintenant quelles sont les voies des démons. Observons-les pour nous en garantir. Considérons-les afin de nous en éloigner. Or, les voies des démons ne sont autre chose que la présomption et l’obstination. Voulez-vous savoir où j’ai appris cela ? Considérez quel est leur chef, tel maître, tels serviteurs. Considérez les commencements de ses voies, et vous verrez manifestement qu’il s’est jeté d’abord dans une présomption exorbitante en disant : « Je serai assis sur la montagne du testament, aux flancs de l’Aquilon : je serai semblable au Très-Haut (Isa. XIV , 13). » Que cette présomption est téméraire, qu’elle est horrible ! Aussi, tous ces esprits, qui sont des ouvriers d’iniquité, sont-ils tombés, ont-ils été renversés, se sont-ils vus honteusement, chassés ! Leur présomption les a empêchés de se maintenir dans l’état où Dieu les avait créés, et leur obstination de se relever de leur chute. Leur orgueil les a éloignés et leur obstination les a empêchés de revenir. La présomption des démons est bien étonnante, mais leur obstination l’est au moins autant. Leur orgueil en effet, croit et monte toujours, aussi n’y a-t-il point de changement possible pour eux. N’ayant point voulu quitter la voie de la présomption, ils sont tombés dans celle de l’obstination. Que le cœur des enfants des hommes est perverti de suivre les dénions, de marcher sur leurs pas, et d’entrer dans leurs voies ! Tous les efforts de ces esprits d’iniquité ne tendent qu’à nous séduire, à nous engager dans leurs voies, à nous faire toujours marcher en avant, afin de nous conduire avec eux au but qui les attend de toute éternité. Fuyez la présomption si vous voulez que votre ennemi ne triomphe de vous, car c’est principalement dans ces vices, qu’il se plait de nous faire tomber, ayant éprouvé, par lui-même, combien il doit vous être difficile de vous retirer d’un si profond abîme.
5. Mais je ne veux pas vous laisser ignorer, mes fières, comment on descend, ou plutôt, comment on tombe dans ces deux vices. Le premier degré de cette descente, qui se présente à ma pensée, c’est de se dissimuler à soi-même sa propre faiblesse, sa propre méchanceté, et sa propre inutilité. Quand l’homme s’excuse, quand il se flatte, quand il se persuade être quelque chose, quoiqu’il ne soit rien, alors il se fait son propre séducteur. Le second degré, c’est de s’ignorer soi-même. Car, lorsque arrivé au premier degré de sa chute, l’homme vent se cacher à lui-même sa honte et sa nudité, avec d’inutiles feuilles de figuier, il ne lui reste plus que de ne voir pas les blessures qu’il tient cachées, et qu’il n’a cachées qu’à dessin de ne les pas voir. D’où il suit que, si on lui montre ses blessures, il soutient que ce ne sont pas des blessures, et recourt à des paroles pleines d’injustice et d’iniquité pour excuser ses péchés, or, ces excuses mêmes font le troisième degré de la descente, qui approche fort de la présomption. Car de quel mal peut-on rougir, quand on a la hardiesse d’entreprendre de justifier celui que l’on a commis ? Mais d’ailleurs, le pêcheur qui en est arrivé là, ne saurait demeurer dans ces ténèbres et sur cette pente, car l’ange mauvais, ministre de la justice de Dieu, ne manque pas alors de poursuivre et de pousser l’homme, pour le faire tomber encore plus bas. Il y a donc encore un quatrième degré, disons mieux, un quatrième abîme, c’est le mépris, dont parle le Sage en ces termes : « Lorsque l’impie est tombé dans l’abîme du péché, il méprise tout (Prov. XVIII, 3). » Ensuite le puits de l’abîme se ferme sur lui de plus en plus, car ce mépris jette l’âme dans l’impénitence, et l’impénitence s’affermit, dans le cœur, par l’obstination. Voilà le péché qui ne doit être remis ni dans ce siècle, ni dans l’autre, parce que le cœur endurci, n’a plus la crainte de Dieu, ni aucun respect pour les hommes. Celui qui s’attache ainsi au démon dans toutes les voies, est évidemment devenu un même esprit avec lui. Les voies des hommes que nous avons expliquées plus haut, sont celles dont il est dit : « Je souhaite que vous ne soyez éprouvés que par des tentations humaines (I. Cor. X, 13). » Or, il est certain que pécher est bien le fait de l’homme, mais qui ne sait que les voies des démons sont fort éloignées de la nature de l’homme, si ce n’est qu’en quelques-uns les mauvaises habitudes semblent leur avoir fait prendre la nature de ces esprits diaboliques ? mais enfin, si on voit persévérer quelques hommes dans le péché, cette persévérance n’est pourtant pas une chose humaine, c’en est une diabolique.
6. Voyons maintenant quelles sont les voies des anges. Evidemment ce sont celles dont le fils unique du Père a voulu parler quand il a dit : « Vous verrez les anges monter et descendre sur le Fils de l’homme (Jean. I, 51). » Leurs voies c’est donc. de monter et de descendre. Ils montent pour eux, ils descendent pour nous, ou plutôt ils descendent avec nous. Ces bienheureux esprits, montent donc par la contemplation de Dieu, et ils descendent pour avoir soin de nous et pour nous garder dans toutes nos voies. Ils montent vers Dieu, pour jouir de sa présence, ils descendent vers nous, pour obéir à ses ordres, car il leur a commandé de prendre soin de nous. Toutefois en descendant vers nous, ils ne sont point privés de la gloire qui les rend heureux, ils voient toujours le visage du Père éternel.
7. Vous désirez maintenant je pense, que je vous entretienne des voies du Seigneur. II me semble que c’est beaucoup présumer de moi-même que de me promettre de vous les montrer ; en effet, l’Ecriture-Sainte, nous dit qu’il nous les enseignera lui-même (Psal. XXIV, 9). Car, à qui pourrait-on s’en rapporter avec confiance sur ce sujet, sinon à lui ? Il nous a donc enseigné ses voies, lorsqu’il a fait dire à son prophète : « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (Psal. XXIV, 10). » C’est par la miséricorde et par la vérité qu’il vient à chacun de nous en particulier, et qu’il vient à tous les hommes en général. Lorsque nous présumons beaucoup de sa miséricorde, et que nous oublions la vérité, Dieu n’est pas encore en nous. Et il n’y est pas davantage, lorsque la considération de sa vérité nous remplit de crainte, et que le souvenir de sa miséricorde ne nous apporte aucune consolation. Car, celui qui ne reconnaît pas la miséricorde où elle est véritablement, s’éloigne de la vérité, et la miséricorde ne saurait être véritable sans la vérité. Aussi, ceux en qui la miséricorde et la vérité se rencontrent, voient la justice et la paix se donner en eux le baiser d’alliance, et par conséquent Dieu, qui, selon le Prophète, a établi sa demeure dans la paix, ne saurait être absent de leur cœur. Combien l’Écriture-Sainte nous donne-t-elle de lumières et de connaissances, sur cette heureuse union de la miséricorde et de la vérité ? « Votre miséricorde et votre vérité ont été mon asile; » dit le Prophète ( Psal. XXXIX, 12). Et d’ailleurs : « Votre miséricorde est toujours devant mes yeux et je me plais à contempler votre vérité (Ps. XXV, 3). » Or, Dieu a voulu donner lui-même ce témoignage de ce Prophète : « Ma vérité et ma miséricorde sont avec lui (Psal., XXXVIII, 15). »
8. Considérons aussi les voies que Notre-Seigneur Jésus-Christ a suivies pour venir à nous, elles sont manifestes, et nous trouverons que si nous possédons maintenant, en sa personne, un Sauveur plein de miséricorde, nous aurons en lui, à la fin du monde, un juge plein de justice et de vérité, selon ce que dit l’Écriture-Sainte : « Dieu aime la miséricorde et la vérité, le Seigneur donnera la grâce et la gloire (Psal. LXXXIII, 12).» Si donc, Notre-Seigneur, dans son premier avènement, s’est souvenu de sa miséricorde et de sa vérité, en faveur de la nation d’Israël, dans son dernier avènement, quoiqu’il doive juger la terre dans son équité, et tous les peuples dans sa vérité, néanmoins, son jugement ne sera point sans miséricorde, si ce n’est à l’égard de celui qui n’aura point fait de miséricorde. Car telles sont ses voies éternelles, dont un prophète a dit : « Les collines du monde se sont abaissées sous ses voies éternelles (Abac. III, 6). » Il m’est facile de le prouver, puisque l’Écriture-Sainte. nous assure « que la miséricorde du Seigneur est de toute éternité, et doit s’étendre jusques dans l’éternité (Psal. CII, 17) : et que la vérité du Seigneur, doit aussi durer éternellement (Psal. CXXVI, 2). » Les collines du monde, c’est-à-dire les démons superbes qui sont les princes des ténèbres de ce siècle, se sont abaissées sous ces voies ; mais ils ont ignoré ses voies, ils ne se sont point souvenus de ses sentiers. Quel rapport peut-il y avoir entre la vérité et celui qui est par excellence, le menteur et le père du mensonge ? Aussi Notre-Seigneur rend-il ce témoignage de lui : « Il n’est point demeuré dans la vérité (Jean. VIII, 23). » Et pour ce qui est de la miséricorde, la malice cruelle avec laquelle il nous a fait tomber dans la misère où nous sommes, témoigne assez combien il s’en est éloigné. Quand a-t-on pu le voir exercer un acte de miséricorde, lui, qui a été homicide dès le commencement du monde ? Celui qui n’est pas bon pour lui-même, peut-il avoir de la compassion pour les autres ? Or, combien n’est-il pas méchant et injuste pour lui-même, celui qui ne s’afflige jamais de ses propres iniquités, et à qui sa propre damnation ne donne jamais aucun sentiment de pénitence ! Sa présomption en le trompant, l’a tenu éloigné de la voie de la vérité, et son obstination cruelle lui a fermé la voie de la miséricorde ; en sorte, qu’il ne peut jamais trouver en soi la miséricorde, et ne peut jamais l’obtenir de Dieu. Voici donc de quelle manière ces collines si élevées ont été contraintes de s’abaisser, sous les voies éternelles du Seigneur. Ces esprits superbes se sont éloignés des voies droites du Seigneur par des détours et des chemins obliques et tortueux, qui ont été des précipices dans lesquels ils sont tombés, plutôt que des chemins. Mais combien les autres collines se sont-elles abaissées et humiliées pour leur salut, avec plus de prudence et d’avantages, sous les voies de Notre-Seigneur ? Car elles n’ont point été abaissées par force, comme si elles se fussent trouvées opposées à ces voies saintes et divines. Mais elles se sont pliées à ces voies de l’éternité. Ne voit-on pas maintenant les collines du monde abaissées, puisque les grands et les puissances du siècle s’abaissent devant Notre-Seigneur, par une pieuse soumission, en adorant la trace de ses pas ? Ne sont-elles pas abaissées et aplanies, lorsque ces grands abandonnent les pernicieuses hauteurs de leur vanité et de leur cruauté, pour suivre les humbles sentier de la vérité ?
9. Non-seulement les saints anges, mais aussi les hommes prédestinés confirment et règlent toutes leurs voies sur ces voies de Notre-Seigneur. Le premier degré par lequel l’homme misérable sort de l’abîme des vices est cette miséricorde par laquelle il a compassion du fils de sa mère, compassion de son âme, et travaille à plaire à Dieu. Car, il imite alors le grand ouvrage de la divine miséricorde. Il est brisé de componction avec celui qui l’a été de douleur pour lui, et meurt aussi en quelque sorte pour son salut, et ne l’épargne pas par cette compassion qu’il a de lui-même lorsqu’il retourne à son cœur, comme parle l’Écriture-Sainte, et qu’il rentre dans le plus intime de son âme. Il ne lui reste plus qu’à s’engager dans la voie royale qui mène à la vérité, et à joindre la confession de la bouche à la contrition du cœur, comme je vous ai souvent recommandé de le faire; car nous croyons du cœur pour la justice, et nous confessons de la bouche pour le salut. Il est nécessaire, que celui qui retourne à son cœur en se convertissant, devienne petit à ses yeux, selon cette parole de la Vérité même : « Si vous ne vous convertissez, et ne devenez comme un petit enfant, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (Matth. XVIII; 3). » Il faut qu’il n’essaie pas de dissimuler ce qu’il ne peut ignorer; mais qu’il reconnaisse que son péché a fait de lui un néant. Il ne faut pas qu’il ait honte de produire au dehors, dans la lumière de la vérité, les défauts qu’il voit, avec des sentiments de compassion, dans le fond de son cœur. Par ce moyen, l’homme entre dans les voies de la miséricorde et de la vérité, qui sont les voies du Seigneur, les voies de la vie. Or, le terme assuré où elles aboutissent, est le salut de ceux qui les suivent jusqu’au bout.
10. Ce n’est pas tout; mais il est évident que les anges aussi tendent aux mêmes voies; car, lorsqu’ils montent à la contemplation de Dieu, ils cherchent la vérité dont ils se remplissent incessamment en la désirant, et qu’ils désirent toujours en la possédant. Lorsqu’ils descendent, ils exercent envers nous la miséricorde, puisqu’ils nous gardent dans toutes nos voies. Car ces bienheureux esprits sont les ministres de Dieu qui nous sont envoyés pour nous venir en aide (Hebr. 1, 14); et, dans cette fonction, ce n’est pas à Dieu qu’ils rendent service, mais à nous. Or ils imitent en cela, l’humilité du Fils de Dieu, qui n’est point venu pour être servi, mais pour servir, et qui a vécu parmi ses disciples, comme s’il avait été leur serviteur (Matt. XX, 28). L’utilité que les anges retirent pour eux en suivant ces voies, c’est leur propre bonheur et la perfection de l’obéissance dans la charité; et celle que nous en recueillons nous-mêmes, c’est la communication qui nous est faite des grâces de Dieu; et l’avantage d’être gardés par eux dans nos voies, puisque Dieu a commandé à ses anges de nous garder dans tous nos besoins, et dans tous nos désirs. Si nous manquions de ce secours, nous pourrions entrer facilement dans la voie de 1a mort, et passer de la nécessité dans l’obstination, et de la cupidité dans la présomption, qui sont les voies non des hommes, mais des démons. Car en quoi les hommes sont-ils ordinairement le plus opiniâtres, sinon dans les choses qu’ils feignent ou s’imaginent appartenir à la nécessité ? Si on les avertit, ils vous répondent, je puis ce que je puis, et rien au-delà (Térence). Mais vous, si vous en êtes là, montrez d’autres sentiments. Quant à la présomption, nous n’y tombons que lorsque nous y sommes poussés par l’ardeur et la violence de nos désirs.
11. Les anges ont donc reçu l’ordre de Dieu, non pas de nous retirer de nos voies, mais de nous y garder soigneusement, et de nous conduire dans les voies de Dieu, par celles qu’ils suivent eux-mêmes. Or, comment pouvons-nous les suivre dans leurs voies ? Car les anges agissent par la seule charité, et d’une manière beaucoup plus pure et plus parfaite que nous ne faisons. Mais au moins, étant excités et pressés par la nécessité de l’état où nous sommes, de nous secourir les uns les autres, pour imiter l’exemple des esprits bienheureux, autant qu’il nous est possible, descendons vers notre prochain, et condescendons à ses besoins, en exerçant envers lui la miséricorde et la charité. Puis d’un autre côté, élevant nos désirs vers Dieu, à l’imitation de ses anges, efforçons-nous de toute notre âme de monter jusqu’à la souveraine et éternelle vérité. Voilà pourquoi Dieu nous exhorte par un de ses prophètes à élever nos cœurs avec nos mains, pourquoi nous entendons dire tous les jours: «Élevons nos cœurs, » (Lam. III, 41) pourquoi Dieu nous reproche notre négligence; et nous dit : «Enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti, aimerez-vous la vanité, et chercherez-vous, le mensonge (Psal. III, 4)? » Quand notre cœur est déchargé du poids qui le retient sur la terre, nous l’élevons plus facilement à la recherche et à l’amour de la vérité. Il ne faut pas nous étonner que ces esprits si élevés daignent nous garder dans nos voies, que dis-je ? ne dédaignent même point de nous admettre et de nous faire entrer avec eux dans les voies du Seigneur. Combien toutefois y marchent-ils plus heureusement, et avec plus de sécurité que nous mais aussi combien la manière dont ils suivent les sentiers de la miséricorde et de la vérité est-elle inférieure à celle dont la vérité et la miséricorde même suit, en toute occasion, les voies de la miséricorde et de la vérité ?
12. Combien Dieu a-t-il placé tous les êtres au degré qui leur convient ! Ainsi Lui, qui est l’Être souverain, au dessus et au delà de qui il n’y a rien, il occupe le premier rang. S’il n’a pas établi ses anges à cette suprême élévation, il les a placés dans un degré plein de sécurité; car, se trouvant tout près de cet être souverain, qui tient le plus haut degré, ils sont affermis dans leur état par la vertu de celui qui est au dessus d’eux. Quant aux hommes ils ne sont ni au plus haut degré ni dans un état sûr, mais dans un état où ils sont obligés de veiller sur eux, mais ils sont en lieu stable et solide, sur la terre, veux-je dire et s’ils sont placés bien bas, du moins ne sont-ils point au fond de l’abîme, aussi peuvent-ils et doivent-ils être contraints de se tenir sur leurs gardes. Quant aux démons, ils habitent la région de l’air, d’où ils vont de tous côtés, sans avoir de repos, comme s’ils étaient agités par le vent. Ils sont indignes de monter dans le ciel, et ils dédaignent de descendre sur la terre ! Mais il suffit pour aujourd’hui. Et je prie, de tout mon cœur celui de qui vient tout ce qui nous suffit, et tout ce que nous pouvons, de nous donner de quoi lui rendre grâce suffisamment car nous ne saurions avoir de nous-mêmes seulement une bonne pensée.
Mais il faut qu’elle nous vienne de celui qui donne à tous abondamment, de Dieu qui est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Texte intégral – Saint Bernard – Dix-sept sermons sur le psaume 90
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