Mai-Juin – Psaume 90 – 14
Mois de mai et juin
Ecoutons Saint Bernard – Sermon 14 sur le psaume 90
QUATORZIÈME SERMON. « Ils vous porteront entre leurs mains, etc. vous marcherez sur l’aspic et sur le basilic, etc (Psal. XC, 12, 13). »
1. Rendons grâces, mes frères, à notre créateur, à notre bienfaiteur, à notre rédempteur, à celui de qui nous devons attendre notre récompense, ou plutôt à celui qui est lui-même toute notre attente et toute notre espérance. Car il est lui-même tout à la fois, notre rémunérateur et notre rémunération et, dès maintenant, nous n’attendons rien de lui, que lui-même. D’ailleurs, considérons, premièrement, que nous tenons de lui tout ce que nous sommes, puisqu’il est certain qu’il nous a faits, et que nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Vous semble-t-il que ce soit peu de chose que Dieu vous ait faits tels que vous êtes ? D’abord, selon le corps, il, vous a faits la plus noble et la plus parfaite de toute les créatures visibles et, selon l’âme, il vous a donné bien mieux encore, car il vous a faits à son image, il vous a communiqué la raison et l’intelligence, et vous a rendus capables d’une éternelle félicité. L’homme mérite d’être admiré par dessus toutes les autres créatures, à cause des deux parties qui le composent, et qui sont unies ensemble par l’art incompréhensible et par la sagesse impénétrable du Créateur en sorte que l’homme est un des plus grands effets de la puissance, aussi bien que de la bonté de Dieu. Mais combien gratuite ne fut pas cette bonté de Dieu ? Il est évident que l’homme n’a pu rien mériter avant sa création, puisqu’il n’était pas encore. Et après qu’il eut reçu l’être, avait-il sujet d’espérer qu’il pût reconnaître, par quelque bienfait, la grâce qu’il avait reçue de son Créateur ? « J’ai dit au Seigneur, dit le Prophète : Vous êtes mon Dieu, parce que vous n’avez besoin d’aucun bien qui soit en ma puissance ( Psal. XV, 2 ). » L’homme n’avait donc pas sujet de penser qu’il pourrait reconnaître les bienfaits de Dieu, par quelque bienfait ou quelque service, puisqu’il se suffit pleinement à lui-même. Mais c’était assez à cette créature si comblée de bienfaits, de se promettre de les reconnaître, autant qu’elle le pouvait. Pourquoi ne donnerions-nous point des témoignages de notre reconnaissance ? Si quelqu’un avait en quelque: sorte contribué à nous faire recouvrer le sens de la vue, de l’ouïe, de l’odorat que nous avions perdu, ou nous avait rendu l’usage de nos pieds depuis longtemps paralysés, si, dis-je, quelqu’un nous avait rétablis dans l’entier usage de la raison, après que nous en aurions été privés, quel homme, n’aurait pas une extrême indignation contre nous, s’il nous voyait oublier un bienfait de cette nature, et la reconnaissance que nous devrions à celui qui. nous aurait rendu de pareils services ? Que ne devons-nous donc point à Dieu qui a formé tous ces membres de rien, pour nous les donner, que dis-je, non-seulement il les a formés, mais, en les façonnant comme le chef-d’œuvre de tous ses ouvrages, il leur a donné, dans toutes leurs parties et dans toutes leurs fonctions, tout l’ordre, toute la beauté et toute la perfection dont ils étaient capables ? Quelles actions de grâces ne lui devons-nous point pour cela ?
2. Dieu ne s’étant pas contenté de nous avoir donné l’être en nous créant, a encore voulu ajouter à ce don tout ce qui devait en assurer la conservation, et en cela sa libéralité n’a pas été moins recommandable que sa puissance digne d’admiration. « Faisons, dit-il, l’homme à notre image, et à notre ressemblance (Gen. I, 26). » Et qu’ajoute-t-il après? « Qu’il soit le maître des poissons qui nagent dans la mer, des bêtes qui marchent sur la terre et des oiseaux qui volent dans l’air. Il venait de déclarer qu’il avait formé les cieux et les éléments pour l’usage de l’homme; car il avait dit qu’il avait créé les astres pour qu’ils fussent des signes et qu’ils marquassent les temps, les jours et les années. Pour qui tout cela, sinon pour nous ? Car les autres créatures, ou n’ont aucun besoin de ces signes, ou ne sont point capables de les entendre. Quelle richesse, quelle libéralité dans le bienfait de notre conservation ! le second qui réclame notre reconnaissance ! Combien de choses ne nous a-t-il point données pour soutenir notre vie ? Combien pour nous instruire ou pour nous consoler ? Combien aussi pour nous corriger et nous ramener à lui lorsque nous nous égarons ? Combien, enfin, en a-t-il faites qui ne sont destinées qu’à notre plaisir ? Mais s’il nous a donné l’être et s’il nous le conserve sans que nous ayons pu le mériter, c’est un double bienfait doublement gratuit. Et que dis-je doublement gratuit ? S’il nous a donné ces deux biens sans mérite de notre part, il nous les a donnés aussi sans aucune peine, sans aucun travail, et avec une merveilleuse facilité. «Il n’a fait que dire, et aussitôt toutes choses ont été faites (Psal. XXXII, 9). » S’il les a faites de rien, elles ne lui ont aussi rien coûté, faut-il pour cela que nous soyons moins pieux, moins fervents, moins reconnaissants ? Mais c’est le propre d’un cœur pervers de chercher des occasions et des prétextes d’ingratitude ? On ne peut en user ainsi, qu’on ne soit ingrat sans le moindre sujet. Le double bien que nous avons reçu, nous est-il moins utile parce qu’il a peu coûté à celui qui nous l’a donné ? Si quelqu’un de nous estimait que les biens qui coûteraient davantage à Dieu nous seraient pour cela plus utiles, il raisonnerait d’après lui-même et d’une manière qu’il aurait apprise dans son cœur, non ailleurs. Ainsi, il est certain que, pour l’ordinaire, on serait plus prompt à donner un secours a son prochain s’il coûtait peu à rendre, néanmoins personne ne voudrait que cette circonstance, d’avoir fait plaisir, facilement, et sans s’être donné de peine, fût. un motif pour celui qu’on a obligé de se croire dispensé de reconnaissance.
3. Cependant Dieu n’a pas borné là ses bienfaits, il en est un troisième, celui de notre Rédemption, qui mérite que nous nous arrêtions à le considérer. Nous ne saurions nous excuser de même d’en concevoir de la reconnaissance, car il lui a coûté beaucoup à nous les procurer. En effet, s’il nous a rachetés gratuitement, et sans que nous l’ayons mérité en aucune sorte, ce n’a pas été sans qu’il lui en contât beaucoup. Il nous a sauvés sans qu’il nous en ait rien coûté, mais ce n’a pas été pour rien. Comment l’amour que nous lui devons est-il languissant et assoupi au fond de notre cœur ? Que dis-je, comment est-il mort ? Car l’âme qui ne répond point à ce bienfait par des actions de grâces et des cantiques de louange ne dort plus, elle est morte. Il est évident que ce troisième bien nous rend les deux premiers beaucoup plus recommandables, en nous montrant que ç’a été par un véritable amour, que Dieu nous les a donnés, et que, s’il nous a créés, et s’il nous conserve avec une grande facilité et sans peine, ce n’est pas parce qu’il n’a point voulu le faire autrement; mais c’est parce qu’il n’a pas fallu qu’il le fit d’une autre manière. Notre Dieu nous a donc faits. Il a fait une infinité de choses poux, nous. Et enfin il s’est fait homme lui-même pour nous. Le « Verbe s’est fait chair et il a demeuré parmi nous (Joan. I, 14). » Que peut-il de plus ? Il s’est fait une même chair avec nous, et il fera que nous ne soyons qu’un même esprit avec lui. Que ces quatre bienfaits ne sortent donc jamais de votre esprit ni de votre bouche, de votre mémoire ni de votre cœur. Pensez-y toujours. Mettez vos délices à les méditer. Excitez et pressez votre âme par la vive considération de ces bienfaits. Tâchez de l’enflammer en l’y tenant attentive, afin qu’elle paie d’un juste retour celui qui nous témoigne son amour de tant de manières. Souvenons-nous surtout de ce qu’il nous dit lui-même : « Si vous m’aimez, gardez mes commandements (Joan. XIV, 15). » Observez donc les commandements de votre créateur de votre bienfaiteur, de votre rédempteur et de votre rémunérateur.
4. Si les bienfaits de Dieu sont au nombre de quatre, quel est le nombre de ses commandements ? Il n’est personne qui ne sache qu’il y en a dix, et si nous multiplions le nombre quatre par le nombre dix nous aurons le nombre quarante, la vraie et spirituelle quadragésime. Seulement il faut être dans la défiance et dans la crainte, et préparer nos âmes à la tentation. Prenez garde à la finesse du serpent. Observez les embûches de l’ennemi. Car il s’efforce d’empêcher par quatre sortes de tentations que nous ne nous acquittions des quatre actions de grâces que nous devons rendre à Dieu, à cause des quatre bienfaits dont je vous ai parlé. Jésus-Christ a éprouvé toutes ces tentations, selon ces paroles pleines de vérité de l’Apôtre : «Jésus-Christ a été tenté par toutes sortes de tentations, parce qu’il ressemblait aux pécheurs par sa chair, quoiqu’il fût sans aucun péché. » Quelqu’un, peut-être, s’étonnera de ma pensée, et dira qu’il n’a pas lu, dans l’Evangile, que Notre Seigneur eût souffert quatre sortes de tentations. Mais je crois que cela ne saurait faire une difficulté pour personne, si on n’a pas oublié que « la vie de l’homme est une tentation sur la terre (Job VII, 1). » Car celui qui considérera bien cette vérité sera persuadé que Notre-Seigneur n’a pas souffert seulement que les trois tentations marquées dans l’Evangile, lorsqu’il est dit qu’il jeûna dans le désert, qu’il fut porté sur le plus haut du temple, et sur le sommet d’une montagne. Dans ces trois occasions, la tentation qu’il souffrit était certainement manifeste. Mais la tentation qu’il souffrit depuis lors jusqu’à sa mort sur la croix fut plus véhémente que les trois premières, quoique plus cachée : et ce genre de tentations secrètes se rapporte assez aux pensées que j’ai émises touchant les bienfaits de Dieu. Car les trois premiers bienfaits étant consommés dès cette vie sont évidents, et connus de tout le monde. Mais quant au dernier bienfait, qui appartient à l’espérance de la vie éternelle, n’ayant pas encore son dernier, accomplissement, il n’est pas encore manifeste à nos yeux. Aussi ne devons-nous pas nous étonner si la tentation opposée à ce bienfait est cachée, puisque la cause de cette tentation l’est pareillement : mais elle est plus longue et plus forte, attendu que l’ennemi met en usage, contre notre espérance, tout ce qu’il a de méchanceté.
5. Afin donc premièrement de nous rendre ingrats envers l’auteur de la nature, il s’efforce de nous faire entrer en ce qui regarde cette nature, dans des soins beaucoup plus grands que nous n’en devons avoir. Et c’est ce qu’il tâcha d’inspirer même à Notre-Seigneur, lorsqu’il osa lui dire, pendant qu’il avait faim dans le désert : « Dites que ces pierres deviennent du pain (Matth. IV, 3). » Comme si celui qui nous a faits, ignorait les besoins de notre corps, ou comme si celui qui donne la nourriture aux oiseaux du ciel n’avait pas soin des hommes. Celui qui ne craindrait point de se prosterner devant Satan et de l’adorer, afin d’obtenir des biens temporels et passagers, que sa cupidité lui fait désirer avec ardeur, serait bien ingrat envers le Créateur, qui a fait tout le monde pour l’homme. « Je vous donnerai toutes ces choses, dit cet esprit méchant, si vous vous prosternez pour m’adorer. » Misérable, as-tu fait ces choses que tu promets de donner ? Comment pourras-tu donner ce que Dieu seul a créé ? Ou comment peut-on espérer recevoir de toi, et te demander, en t’adorant, les choses qui ne sont point en ta puissance, mais seulement en celle de Dieu qui les a faites ? Quant à la tentation par laquelle Satan sollicite Notre-Seigneur : de se précipiter du haut du temple, c’est un avertissement donné à tous ceux qui sont élevés aussi au plus haut du temple par leur ministère, de se tenir soigneusement sur leurs gardes. Pour vous donc qui êtes établis dans la maison de Dieu comme une sentinelle en observation, veillez sur vous. Oui, vous tous qui, dans l’Eglise de Jésus-Christ, occupez la plus haute place prenez garde à vous. Combien êtes-vous ingrats envers Dieu, et combien votre conduite est-elle injurieuse pour les mystères dont il vous a faits les dispensateurs, si vous regardez la religion et la piété comme un moyen de chercher vos intérêts, et de satisfaire à vos passions ? Combien êtes-vous infidèles à celui qui a sanctifié par son propre sang le ministère divin qu’il vous a confié, si vous cherchez par là votre propre gloire qui n’est rien, et vos propres intérêts, au lieu de rechercher les intérêts de Jésus-Christ ! Que vous répondez indignement à l’honneur qu’a daigné vous faire celui qui, dans la dispensation des mystères de sa chair, par lesquels il s’est humilié, vous a tant élevés au dessus des autres, qui vous a commis l’administration de ses divins sacrements, qui vous a donné une puissance toute céleste et peut-être plus grande que celle même qu’il a donnée à ses anges, si, de l’élévation où vous êtes, vous vous précipitez en bas, et si aux choses élevées et spirituelles vous préférez celles qui sont basses et terrestres. De même on ne peut douter que tous ceux qui, du comble des vertus où ils devaient être élevés par leur état, s’abaissent jusqu’à la recherche de la vaine gloire, ne rendent l’injure au lieu de l’action de grâce à ce Seigneur des vertus qui a souffert tant de peines parmi les hommes pour imprimer en eux la forme de sa sainteté.
6. Examinons attentivement, mes, frères, si cette première tentation qui tire notre âme de son repos à l’occasion et sous le prétexte des nécessités corporelles, ne mérite point d’être comparée à l’aspic. Cet animal, en effet, blesse les hommes par ses morsures, et se bouche les oreilles pour ne point entendre la voix de l’enchanteur. N’est-ce pas ce que le tentateur s’efforce de faire par ce genre de tentation, quand il essaie de boucher, et de fermer les oreilles de notre cœur aux consolations de la foi ? Mais l’ennemi ne réussit point par cette première tentation à l’égard de celui à qui il ne put boucher les oreilles du cœur et qui le confondit par cette réponse : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui procède de la bouche de Dieu (Matth. IV, 4). » Mais dans ces paroles de Satan : « Je vous donnerai toutes ces choses, si vous vous prosternez pour m’adorer» vous pouvez reconnaître le sifflement du dragon qui se prépare à attaquer l’âme. On dit que ce serpent, caché dans le sable, attire à lui, par un souffle envenimé, même les oiseaux dans leur vol. Combien était envenimé le souffle du démon qui disait : « Je vous donnerai toutes ces choses, si vous m’adorez en vous prosternant ! Mais Notre Seigneur n’est pas si facile à prendre, et le souffle de ce dragon ne put rien sur lui.
7. Voyons ce que nous avons encore à dire du basilic. Il est plus à craindre que tous les autres monstres et l’on dit qu’il infecte et tue les hommes par sa seule vue. Le poison mortel, figuré par le venin de ce serpent, n’est autre chose que la vaine gloire, si je ne me trompe. « Prenez garde, dit Notre Seigneur, de ne point faire vos bonnes œuvres devant les hommes dans le but d’être vus par eux (Matth. VI, 1). » Comme s’il disait : Gardez-vous des yeux du basilic. Mais à qui pensez-vous que nuise cet animal ? C’est à ceux qui ne l’aperçoivent point. Car si on le découvre le premier, il ne peut nuire, à ce qu’on dit, mais plutôt on lui cause la mort. Il en est ainsi, mes frères, de la vaine gloire, elle fait mourir ceux qui ne l’aperçoivent pas, ceux qui sont aveugles et négligents, ceux qui se présentent et qui s’exposent à elle au lieu de regarder ou elle est, d’observer ses approches et de la discerner, ceux enfin qui ne savent point voir combien elle est frivole, périssable, vaine et inutile. Quiconque regarde la vaine gloire de cette manière donne la mort au basilic et la vaine gloire, au lieu d’avoir la puissance de lui ôter la vie de l’âme, meurt elle-même, tombe en poussière, et se réduit à rien. Il n’est pas besoin d’examiner, je pense, comment se rapporte à la vaine gloire la tentation que le démon fit éprouver à Notre Seigneur, lorsqu’il lui, dit : « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas (Matth. IV, 6). » Car pourquoi lui parla-t-il de la sorte, sinon afin de l’engager à se montrer au basilic, et à se faire louer par lui ?
8. Considérez avec moi comme ce basilic se cachait, pour empêcher Notre Seigneur de le découvrir le premier. « Il est écrit, disait-ils que Dieu, a commandé à ses anges de vous garder, et ils vous porteront entre leurs mains. » Esprit malin, dis-moi, oui, dis-moi ce qui est écrit:: « Il a commandé à ses anges. » Que leur a-t-il commandé ? Remarquez avec moi, je vous prie, que cet esprit, malin et trompeur omit les paroles qui pouvaient anéantir l’artifice que sa malice lui suggérait. Que leur a-t-il donc commandé ? Ecoutez le Psalmiste : « Qu’ils vous gardent dans toutes vos voies. » Est-ce dans des précipices, comme la distance du haut du temple jusques en bas ? Ce n’est pas là une voie, mais une chute, et si c’est une voie, ce ne petit être que celle du démon, non de Jésus-Christ. Esprit superbe, c’est en vain que tu emploies, pour tenter le chef des élus, des paroles saintes qui n’ont été écrites que pour consoler et fortifier ses membres. Il n’y a que ceux qui ont à craindre de se blesser les pieds contre des pierres qui ont besoin d’être gardés en marchant, celui qui n’a rien à craindre n’a pas besoin qu’on le garde. Pourquoi donc, esprit tentateur ne continues-tu point avec le Psalmiste : « Vous marcherez sur l’aspic et sur le basilic, et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon ? » C’est, sans doute, parce que ces paroles te regardent. Une créature monstrueuse par sa méchanceté, et digne d’être foulée aux pieds, mérite d’être désignée par des noms d’animaux monstrueux eux-mêmes, et de les recevoir non-seulement de la bouche de celui qui est le chef de tous les fidèles, mais aussi de tous ses membres. Cet impitoyable ennemi, après la triple confusion que Notre Seigneur lui fit essuyer, n’eut plus recours contre lui à la ruse du serpent mais à la cruauté du lion, en l’accablant de mille injures et de mille outrages, en faisant pleuvoir sur lui les coups de la flagellation et les soufflets, enfin en le traînant à la mort ignominieuse de la croix. Mais le lion de la tribu de Judas t’a foulé aux pieds, lion rugissant et cruel. Il nous traite, mes frères, comme il a traité Notre Sauveur. Se voyant déçu dans toutes les entreprises qu’il a faites contre nous, ils nous suscite, dans sa fureur, une persécution différente de celle que nous avons endurée au commencement, pour tâcher de nous priver du royaume des cieux, par la violence des afflictions. heureuse l’âme qui foule aux pieds ce lion, avec force et courage, et se met en, état d’emporter et d’acquérir le royaume des cieux, par une sainte et salutaire violence.
9. Désormais donc, mes très-chers frères, marchons avec toute la précaution et tout le soin possible, comme si nous marchions sur des aspics et sur des basilics. Arrachons de notre cœur toute racine d’amertume, afin que personne, parmi nous, ne soit mordant dans ses paroles, audacieux inexorable et rebelle. Et gardons-nous bien de nous précipiter en bas, mais élevons-nous et passons par dessus le regard mortel de la gloire temporelle, sans la regarder, imitons les oiseaux, « devant lesquels on jette inutilement le filet (Prov. 1, 47). » Foulons aux pieds le lion et le dragon, afin que ni le rugissement de l’un, ni le sifflement de l’autre ne nous puissent nuire. Les quatre monstres du verset de notre psaume répondent chacun à quatre de nos passions. A quelle passion pensez-vous que répondent les embûches du dragon, c’est à Ia cupidité, parce qu`il sait qu’elle est la racine de toutes sortes de maux, et que c’est elle principalement qui met le cœur en désordre. De là vient qu’il dit : « Je vous donnerai toutes ces choses (Matth. IV, 9). » Quant au lion, il est manifeste qu’il ne fait entendre ses rugissements épouvantables qu’à la porte de ceux qui sont déjà dans la crainte. L’aspic observe ceux qui sont dans la tristesse, parce que cette passion lui donne la facilité qu’il demande pour faire ses morsures. Aussi ne s’approcha-t-il de Notre Seigneur que lorsqu’il le vit avoir faim. Enfin, il faut que ceux qui se laissent aller à la joie craignent les regards du basilic, parce que c’est par la joie que l’on donne entrée aux regards envenimés de ses yeux. Et la vaine gloire ne nous blesse et n’entre dans notre cœur que lorsque nous nous laissons aller à la vaine joie.
10. Considérons maintenant si nous pouvons opposer quatre vertus à ces quatre tentations. Le lion rugit : qui est-ce qui ne craindra pas ? Ce sera l’homme fort et courageux. Mais après avoir échappé, au lion, le dragon se cache, dans le sable pour attirer l’âme par son haleine empoisonnée en lui, inspirant comme par son souffle, le désir des choses de la terre. Qui sera celui qui évitera, ses embûches ? Ce ne sera que l’homme prudent. Mais peut-être, pendant que vous êtes sur vos gardes pour ne pas tomber dans les pièges de l’ennemi, vous vous trouvez en butte à quelque fâcheux traitement de la part des hommes, aussitôt l’aspic se présente, s’imaginant avoir trouvé le moment favorable. Qui est-ce qui ne se sent point blessé par cet aspic ? Ce sera seulement l’homme d’un esprit égal et modéré, qui sait être le même dans l’abondance comme dans la disette. Quand vous aurez ainsi, heureusement, échappé à tous les périls, l’ennemi prendra encore occasion de vos succès, pour vous flatter et vous entraîner dans la vanité par des regards pervers. Qui se détournera des regards du basilic ? Ce sera le juste, qui, par sa justice et son équité, non-seulement ne voudra pas usurper la gloire qui appartient à Dieu, mais ne voudra pas même recevoir celle qui lui sera offerte par les autres hommes. Mais il, faut pour cela que ce juste soit tel qu’il accomplisse avec justice toutes les choses qui sont justes, qu’il ne fasse point ses bonnes œuvres devant les hommes pour en recevoir des témoignages, et qu’enfin il ne s’élève jamais par aucune présomption, quelque justice qu’il ait en lui-même. Car cette vertu consiste principalement dans l’humilité. Elle rend l’intention pure, et son mérite est d’autant plus véritable et plus efficace qu’elle est plus éloignée de se l’attribuer.
Texte intégral – Saint Bernard – Dix-sept sermons sur le psaume 90
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